Le Service Moscovite 1.7



(traduction Françoise Poyet)



Anne-Christine descendit les escaliers quatre à quatre jusqu'à la porte d'entrée. Elle l'ouvrit brusquement et courut à la rencontre de Lisabeth, qui avait déjà franchi une bonne partie de l'allée menant au château.
"Lisabeth!" s'écria-t-elle. "Te voilà de retour!"
Lisabeth sauta de son cheval avec élégance et se jeta dans les bras d'Anne-Christine. Avant de se laisser emmener vers le château, Lisabeth commença par décrocher sa sacoche de selle.
"Où es-tu allée?" demanda Anne-Christine.
"Je vais te le dire dans un instant," dit Lisabeth, sans grand enthousiasme. "Tu ferais mieux de m'aider à porter ce sac qui est très lourd."
"Est-ce que tu y a mis tous les couteaux des Huns?" demanda Anne-Christine après avoir soupesé le sac.
"Oui, c'est à dire, tous les couteaux que nous avons déterrés."
Ensemble, elles emportèrent la sacoche jusqu'au château, puis Lisabeth se laissa tomber dans le premier fauteuil qui se présenta.
"Dieu merci, je suis enfin revenue ici!" dit-elle.
"Tu es très fatiguée?" s'enquit Anne-Christine.
"Ça pourrait être pire, mais une petite pause ne me fera pas de mal."
"Je te laisse seule quelques minutes; je vais te préparer quelque chose que tu aimes bien, quelque chose de bon," dit Anne-Christine en partant vers la cuisine.

Lorsqu'Anne revint avec un bol de chocolat chaud, Lisabeth était plus reposée. Elle était déjà en train de disposer les couteaux sur la table.
"J'ai cru comprendre que tu avais prévu de partir en Haute-Mongolie avec Gosseling," dit Anne-Christine.
"Exact," répondit Lisabeth. "Mais les choses ont évolué différemment. Comment les trouves-tu?"
Anne-Christine regarda les couteaux. Pour elle, ils n'avaient rien qui témoigne d'un artisanat raffiné, mais elle pouvait comprendre que Lisabeth ne soit pas du même avis. Aussi lui dit-elle:
"Très beaux; nous devrions leur trouver une vitrine."
Lisabeth eut l'air ravie.
"Vraiment, tu ferais ça?" demanda-t-elle, tandis qu'Anne-Christine indiquait une vitrine qui était inutilisée depuis que son père en avait retiré tous les objets de valeur.
"Et si on les mettait là?" demanda Lisabeth.
"Seulement si tu es d'accord," dit Anne-Christine en riant. "Mais, s'il te plaît, dis moi ce qui s'est passé. Je suis seule ici depuis plusieurs jours."
"En fait, il n'y a pas grand chose à raconter," avoua Lisabeth. "Tu as maintenant la confirmation que je suis allée voler les couteaux, car jusqu'ici tu n'avais pas pu regarder à l'intérieur de ma sacoche. Le lendemain, je suis revenue à l'auberge, où Gosseling m'a appris que tu étais partie toute seule voir le Roi."
"C'est bien ça," dit Anne-Christine. "Et j'ai repris le Globe de Cristal. Mais, s'ils avaient visé un tout petit peu plus bas, je ne serais plus ici. Mais, passons, s'il te plaît, continue."
Lisabeth accusait maintenant la fatigue.
"Où en étais-je? Ah oui, l'auberge. Bon, Gosseling et moi, on a eu l'idée de partir pour la Haute-Mongolie. En fait, nous avons décidé de partir le jour-même. Peut-être que nous étions trop pressés, toujours est-il que nous sommes partis très vite, après qu'il eut insisté pour t'écrire une lettre; il voulait te remercier pour tout. J'espère que tu as reçu cette lettre.
Avant que j'aie pu me retourner, nous étions partis tous les deux. Toute la journée nous avons fait route vers l'est. Le soir, nous avons trouvé une auberge où Gosseling s'est plaint que sa selle lui avait fait mal. Puis nous sommes allés au lit ensemble!" dit Lisabeth avec un grand sourire.
"Mais il ne t'a pas touchée," tenta de dire Anne-Christine.
"Non, parce qu'il avait mal," dut reconnaître Lisabeth. "Mais il est adorable. Au lit, il m'a dit des secrets, mais je ne sais pas si je devrais te les raconter."
"Tu ferais bien de le faire," dit Anne-Christine. "Je raffole des secrets."
"D'accord," dit Lisabeth avec des airs de conspirateur."Il vient d'une autre époque. Il est maître dans l'art de voyager dans le temps et dans l'espace en utilisant la concentration mentale. Il revenait juste d'un siècle futur afin d'en savoir plus sur le Service moscovite. Dans l'époque où il vivait, c'est lui qui le possédait.
Mais il venait aussi pour une toute autre raison: il pensait que c'était absurde d'aller en Haute-Mongolie à cheval. A la place il m'a proposé de voyager par concentration mentale. Il était persuadé qu'il pourrait m'apprendre à le faire, mais je n'ai pas osé essayer. Donc nous avons décidé que j'irais seule en Haute-Mongolie et que lui s'y rendrait par sa méthode à lui."
"Mais tu n'as pas pu aller jusque là-bas; c'est un voyage qui prend des semaines ou même des mois," répondit Anne-Christine stupéfaite.
"Non, j'ai chevauché toute seule pendant juste une journée, puis j'ai décidé de laisser tomber le projet et de revenir chez toi. Et me voilà!" dit-elle avec un soupir de soulagement.
"Et Gosseling?" s'enquit Anne-Christine. "Le pauvre cher homme est encore en train de t'attendre, tout seul, en Haute-Mongolie."
"Oui, et c'est bien ce qui m'ennuie," dit Lisabeth, consciente de sa culpabilité.
"On va trouver une solution," déclara Anne-Christine. "Mais d'abord, nous allons installer cette vitrine."

Cette fois-ci, ce fut Anne-Christine la première éveillée. Elle contempla Lisabeth, tandis que les rayons du soleil encore timides la tiraient du sommeil avec un petit sursaut.
"Bonjour Lisa!" dit-elle, taquine. "Tu es réveillée?"
"Oui, oui," grogna Lisabeth, "et je suis réveillée depuis longtemps." Puis elle se tourna de l'autre côté.
"Il faut que tu te lèves: j'ai un plan," dit Anne-Christine.
"Il le faut vraiment, à cette heure-ci?" demanda Lisabeth. Mais Anne-Christine fut sans pitié et, quelques minutes plus tard, les deux amies préparaient ensemble leur petit déjeuner.
"Nous allons nous rendre chez Gosseling," proposa Anne-Christine. "Je suis convaincue que nous y trouverons quelque indice. Peut-être qu'il y est lui-même ou peut-être que nous trouverons un moyen de le persuader de revenir de Haute-Mongolie. Qui sait ce que nous allons trouver là-bas?"
Lisabeth était hésitante: "Et s'il est en train de m'attendre en Haute-Mongolie? Nous allons nous trouver devant une porte close."
"Dans ce cas nous pouvons devenir un couple de cambrioleurs. Si c'est la seule façon de le faire revenir, je suis sûre qu'il ne nous en voudra pas. Il pourrait même nous en être reconnaissant," déclara Anne-Christine. "Et si nous partons tout de suite, nous pourrons y être tard ce soir."

Tard dans la soirée, les deux jeunes filles étaient debout, devant la petite maison de Gosseling, dans une obscurité totale. Elles sonnèrent, mais leur coup de sonnette resta sans réponse.
"Il nous faut donc rentrer par effraction," décida Anne-Christine en insérant un râcloir à fer à cheval entre la fenêtre et son montant. Elle fit circuler le râcloir de haut en bas et peu à peu le cadre de la fenêtre commença à coulisser vers le haut, permettant à Lisabeth d'introduire ses doigts dans l'interstice. En unissant leurs efforts, les deux jeunes filles parvinrent à faire remonter la fenêtre à fond, puis elle grimpèrent à l'intérieur, l'une après l'autre.
"Ferme la fenêtre," dit Anne-Christine. "Quelqu'un pourrait passer."
"C'est absurde, nous n'avons vu personne depuis une demie-heure," répondit Lisabeth; cependant elle fit coulisser la fenêtre vers le bas. Anne-Christine tira les lourds rideaux et alluma une simple bougie qu'elle trouva sur le bureau.
"Chut!" dit Lisabeth." Je crois que j'entends un bourdonnement."
Anne-Christine retint sa respiration.
"Tu as raison. Ça vient de la pièce d'à côté!" chuchota-t-elle. Elles se dirigèrent vers l'endroit d'où venait le bruit, sur la pointe des pieds. La porte était entrebâillée et Anne-Christine avança la tête prudemment pour regarder à l'intérieur.
"Il y a une espèce d'appareil, relié à des tas de fils," dit-elle, ce qui attisa la curiosité de Lisabeth.
"Laisse-moi voir!" dit-elle en bousculant Anne-Christine. "Il tourne sans s'arrêter," remarqua-t-elle. "Mais ce n'est pas possible, tu ne crois pas? Les appareils ne peuvent pas tourner indéfiniment. Il va bien finir par s'arrêter."
"Peut-être que c'est un truc d'un autre siècle," pensa Anne-Christine. Elle ouvrit la porte complètement et pénétra dans la pièce.
"On dirait du cuivre," dit-elle en touchant avec précaution l'un des nombreux fils qui s'entrecroisaient dans la pièce. Mais aussitôt elle retira brusquement sa main.
"Ça m'a donné un drôle de choc," dit-elle. "Cet appareil ne me dit rien qui vaille."
"Tu veux qu'on parte?" demanda Lisabeth.
"Non, je n'ai pas fait tout ce chemin pour rien!" dit fermement Anne-Christine."Peut-être que nous trouverons quelque chose dans le tiroir de ce bureau." Elles se dirigèrent vers le bureau.
"Tiens, tiens, voilà qui est fort intéressant!" dit Anne-Christine en lisant quelques coupures de journaux. L'un des gros titres était: "Ouverture du Crystal Palace" et les deux jeunes filles se mirent à lire l'article avec attention.
"C'est là qu'il faut que j'aille!" s'écria Anne-Christine.
Lisabeth lut à haute voix, toute surprise:
"Le Grand-Duc assistera à l'inauguration de la première exposition universelle qui accueillera le monde entier. Il exposera une copie du Service moscovite et ton portrait sera là aussi."
"Une copie en effet, car le vrai Service en Cristal est entre mes mains," dit Anne-Christine en riant.
"Tu es déjà allée à Londres?" demanda Lisabeth.
"Non, mais il y a toujours une première fois," répondit Anne-Christine qui venait de trouver un autre article.
"Regardeun peu ce titre!" cria-t-elle à Lisabeth. Elles n'en croyaient pas leurs yeux, ni l'une ni l'autre. "85 ans après sa construction, le Crystal Palace est détruit par un incendie" pouvait-on lire. "Comment est-ce possible? Il est encore en cours de construction!" s'étonna Lisabeth tout haut.
"Regarde la date!" dit Anne-Christine. "Ce journal est daté de 1936!"
"Donc, c'est vrai, il peut voyager à travers le temps!" conclut Lisabeth.
Elles lurent et relurent les deux articles avant de les remettre en place. Puis Anne-Christine ouvrit plusieurs tiroirs et, toute excitée, parcourut les papiers qu'elle avait trouvés.
Lisabeth s'était trouvé un fauteuil. La fatigue commençait à se faire sentir. Anne-Christine eut bientôt fini de regarder ses papiers et dit:
"Maintenant j'en sais suffisamment, et si nous partions?"
"Volontiers," dit Lisabeth qui luttait contre le sommeil.

Quelques jours plus tard, Anne-Christine préparait son voyage à Londres en vue d'assister à l'ouverture du Crystal Palace. Elle espérait aussi y rencontrer le Grand-Duc de Transyldavie. Comme il exposait le tableau, elle se dit qu'il n'avait pas encore découvert le vol des cristaux, ou que s'il l'avait découvert, il ne l'en rendait pas responsable; en effet, quand elle avait quitté la salle des trésors, elle ne portait aucun vêtement et n'avait donc pas pu cacher le Service sur elle.
"Avec son aide, je vais peut-être pouvoir assister à l'inauguration," se dit-elle.
Anne-Christine était soulagée que Lisabeth ait tout de suite proposé de rester gardienne du château de Weezebeecke, car, depuis le récent voyage en France, elle considérait Lisabeth comme un élément peu fiable dans la réalisation de ses projets.

Le voyage à Londres se déroula sans histoires et Anne-Christine avait retenu une suite dans un grand hôtel, non loin de Hyde Park. De sa fenêtre, elle pouvait contempler le Palais tout entier. Il consistait en douzaines de colonnes, entre lesquelles on avait fixé d'innombrables panneaux de verre. On pouvait donc voir l'intérieur de l'immense édifice.
L'ouverture du Crystal Palace était prévue pour le lendemain et la ville toute entière semblait impatiente de vivre l'événement.
Après diverses recherches, Anne-Christine avait découvert que le Grand-Duc de Transyldavie était descendu dans un hôtel situé de l'autre côté du parc.

"Ce doit être cet hôtel," se dit-elle en arrivant devant le bâtiment qui portait le nom voulu. Elle entra, se rendit à la réception et sollicita une audience, non pas avec le Grand-Duc lui-même, mais avec son Chambellan qui fut enchanté de la revoir.
"Mademoiselle Anne-Christine, quelle heureuse surprise!" s'exclama-t-il en la retrouvant dans le salon de l'hôtel.
"J'espère que je ne vous dérange pas?" demanda Anne-Christine.
"Pas le moins du monde. Vous êtes l'héroine de tous les Transyldaviens et comment une telle personne pourrait-elle déranger qui que ce soit?" demanda-t-il.
"Vous êtes aussi charmeur que jamais," dit Anne-Christine." Je vais être directe, mon cher Chambellan. Je suis venue à Londres pour l'inauguration du Palais mais je n'ai pas d'invitation. Etre Mademoiselle van den Weezebeecke ne suffit pas, loin de là. Il faut être au moins baronne ou même reine."
"C'est exact," dit le Chambellan."Ainsi donc vous pensez assister à l'inauguration en compagnie du Grand-Duc?"
"C'est cela même," répondit Anne-Christine.
"Il va falloir que je négocie cela avec sa Majesté," dit le Chambellan. "Mais cela ne me paraît pas impossible. Depuis votre visite, le Grand-Duc vous a en grande affection. Il m'a parlé de vous en maintes occasions."
"Le plaisir d'être en compagnie du Grand-Duc était aussi pour moi." mentit Anne-Christine.
"Voici ce que nous allons faire: vous allez me suivre là-haut. Je pense que nous pouvons déranger sa Majesté dès maintenant."
Le Chambellan lui montra le chemin jusqu'à l'étage qui avait été retenu pour le Grand-Duc. Ils s'arrêtèrent devant celle des portes qui était la plus majestueuse, et l'ouvrirent avoir frappé quelques coups discrets.
"Sire, j'ai une agréable surprise pour vous?" dit le Chambellan au souverain, qui était en train d'écrire une lettre et tournait le dos aux nouveaux arrivants.
Il se retourna lentement et Anne-Christine vit son visage s'éclairer lorsqu'il découvrit qui se trouvait devant lui. D'abord il eut du mal à trouver ses mots, puis il se leva et offrit sa main à Anne-Christine, qui la mit dans les siennes, amoureusement.
Ce fut elle qui entama la conversation.
"Je suis venue solliciter de vous une faveur, Sire," dit-elle en le regardant droit dans les yeux. Le Grand-Duc avait maintenant retrouvé toute sa désinvolture.
"Et qu'aurai-je à y gagner?" lui demanda-t-il.
Anne-Christine se tourna vers le Chambellan, qui jugea bon de quitter la pièce. Une fois qu'il fut sorti, Anne-Christine continua:
"J'espère assister à l'inauguration du Crystal Palace avec vous, mais, pour être honnête, je n'ai pas grand chose à vous offrir en retour. J'ai eu beaucoup de plaisir à coucher avec vous, mais aujourd'hui je suis dans mes mauvais jours du mois et je ne me sens pas très bien. J'espère que vous comprendrez cela?"
Le souverain réfléchit quelques instants. D'habitude, il ne se souciait guère de savoir si les femmes se sentaient bien ou non.
"Je vais vous dire," suggéra-t-il. "Dînons ensemble ce soir. Cela me suffira. Je repense souvent à ce merveilleux dîner que nous avons partagé tous les deux en Transyldavie. De ma vie, je n'ai jamais connu une nuit aussi délicieuse que celle que j'ai passée avec vous! Je vais vous faire envoyer un carrosse ce soir," continua-t-il. "Laissez votre adresse à mon Chambellan."
Puis le souverain tourna les talons et se remit à son travail sans même dire au revoir à Anne-Christine.

Pour Anne-Christine, ce dîner se solda par encore une autre robe salie, mais elle passa une bonne soirée.
"Ça aurait pu être pire," pensa-t-elle, de retour à son hôtel, en se faisant couler un bain pour débarrasser sa peau des restes de nourriture. Puis elle se glissa dans son lit, sans Grand-Duc pour lui tenir compagnie, et déjà toute impatiente d'être au lendemain.

Après un long et profond sommeil, elle prit un petit déjeuner léger. Le Grand-Duc l'attendait dans son carrosse, dehors devant l'hôtel.
"Vous êtes magnifique," dit le souverain, lorsqu'Anne-Christine monta dans la voiture, aidée par un des cochers qu'elle connaissait bien. Ensemble, ils parcoururent la courte distance qui les séparait du Palais, où la Reine d'Angleterre et le Prince Consort accueillaient tous les invités.
Dès que la Reine fut assise sur son trône, dressé sur une estrade, la cérémonie commença. De façon surprenante, tous les autres invités devaient rester debout et ils formaient l'assemblée la plus extraordinaire qu'Anne-Christine avait jamais vue. Tous ces éminents personnages étaient venus des quatre coins du monde pour représenter leur pays lors de la première exposition universelle jamais organisée. Elle vit des cheiks arabes, des souverains indiens et pakistanais. Quant à elle, elle était debout entre le Grand-Duc de Transyldavie et un Chinois vêtu d'une tunique de soie, sur les deux côtés de laquelle étaient brodés des dragons.
L'allocution de bienvenue de la Reine fut brève. Elle parla surtout des efforts de son mari, qui était l'organisateur de l'événement. Elle semblait l'aimer profondément, et, en concluant son discours, elle demanda à la foule d'applaudir le Prince, vœu que les visiteurs accomplirent de bon gré.
Puis ils se dirigèrent vers l'exposition elle-même, qui, ce jour-là, n'était ouverte que pour les invités officiels. Anne-Christine était impatiente de voir la copie du Service de Cristal et le portrait que Borislov avait fait d'elle. Comme Le Grand-Duc était intéressé par des contributions d'autres pays que le sien, Anne-Christine et lui avaient convenu de se séparer pendant quelques heures. Anne-Christine se précipita vers le Service, exposé à l'une des extrémités du Crystal Palace.
Elle eut la surprise d'apercevoir de loin le Chinois qu'elle avait eu à ses côtés; il semblait plongé dans une intense contemplation du Service de Cristal. Elle lui demanda:
"Comment avez-vous fait pour arriver ici si vite? Il y a un instant vous étiez à côté de moi."
"Le temps et l'espace sont de peu d'importance lorsque la beauté pure est en jeu," dit le Chinois qui parlait par énigmes.
"Ainsi donc, vous aimez le cristal?" demanda Anne-Christine, ne sachant trop que répondre.
"Ce Service est magnifique et le tableau qui est suspendu ici est encore plus beau, mais tout cela n'est rien comparé à la beauté de la vraie dame qui se cache derrière ces objets," dit le Chinois, en faisant rougir Anne-Christine.
"Vous semblez être un sage," répondit-elle. "Et vous me faites penser à un de mes amis qui se trouve en ce moment même en Haute-Mongolie. Cet ami a le pouvoir de franchir le temps et l'espace, exactement comme vous. Il se sert de la concentration mentale. Est-ce ainsi que vous procédez?"
Le Chinois ferma les yeux, refusant de répondre.
"Je peux voir votre ami. Il attend une jeune fille qui a beaucoup de points communs avec vous, mais qui n'est pas vous. Il est soucieux."
"C'est bien ce que je pensais," dit Anne-Christine, gênée. "Mais il m'est impossible de le joindre."
"Vous pourriez organiser une expédition pour aller au secours de la jeune fille. Il lui est certainement arrivé quelque chose et vous pourriez toutes les deux rejoindre votre ami en Haute-Mongolie."
"Ne pourriez-vous pas réussir à voir où se trouve mon amie Lisabeth en ce moment?" demanda Anne-Christine, un peu confuse.
"Non," dit le Chinois. "Je ne la vois nulle part."
"Etes-vous sûr que c'est la meilleure chose à faire pour moi? Un voyage vers l'orient n'est pas sans danger," dit Anne-Christine avec anxiété.
"Vous pouvez y arriver," conclut son étrange partenaire et il avait à peine tourné les talons qu'Anne-Christine le rappela.
"Faites un effort, Monsieur Gosseling, mais pour arriver à me berner, il vous faut plus qu'un peu de coton à l'intérieur de vos joues et quelques gouttes de colle sur vos paupières."
Le Chinois se retourna et éclata de rire.
"Cette fois-ci c'est vous qui avez gagné, Anne-Christine," dit-il en riant. "Mais je n'ai pas été si mauvais que ça, n'est-ce pas?"
"Venez avec moi," dit Anne-Christine et, lui prenant le bras, elle l'entraîna vers l'un des restaurants.

"Je n'arrive pas à comprendre," avoua Anne-Christine. "Pourquoi vouliez-vous me faire partir en Haute-Mongolie?"
"Parce que j'y suis déjà allé une ou deux fois et qu'il n'y a toujours pas de Lisabeth là-bas." dit Gosseling.
"Oh, gardez ces histoires de bonne femme pour vous," dit Anne-Christine en colère. "Pourquoi faut-il que vous compliquiez toujours les choses? Prenons cette histoire de voyage à travers le temps. Ça ne tient pas debout. Je pense que vous êtes bon et gentil sans tout ça. Je vous ai offert une expédition en France qui ne nous a rapporté que le Globe de Cristal et qui a failli me coûter la vie. J'ai couché avec vous, alors que voulez-vous de plus?"
Gosseling fut embarrassé pour répondre à cette diatribe soudaine.
"Donc vous croyez que je peux voyager à travers le temps. Vous ne croyez pas que je suis allé en Haute-Mongolie, ni que, dans ma propre époque, j'ai possédé le Service en Cristal. Très bien. Vous avez le droit de penser ce que vous voulez, mais est-ce que vous avez testé les cristaux et le Globe à la lumière du soleil?" demanda-t-il en la regardant droit dans les yeux.
"Bien sûr que je l'ai fait," dit Anne-Christine calmement. "Et, puisque vous semblez vous intéresser au résultat de l'expérience, je peux vous révéler que j'ai vu beaucoup de choses étranges et que je me suis demandé après comment cela avait pu se produire. D'après votre lettre, je m'attendais à voir quelque chose d'extraordinaire et j'ai donc testé les objets de cristal dès mon arrivée à Weezebeecke, aussitôt après mon long voyage. Je n'ai pas pris le temps de me reposer et je dois reconnaître que ces images multicolores sont époustouflantes. Quelque fois, quand j'ai l'âme ultra romantique, je ne sais pas tout à fait me contrôler et j'arrive à voir des choses qui en réalité n'existent pas. Ceci explique pourquoi j'ai vu toutes ces merveilleuses images, dont je me souviendrai toute ma vie. Mais je suis persuadée qu'une nouvelle expérience donnerait des résultats négatifs," conclut Anne-Christine d'un ton sec.
"Vous avez changé Anne-Christine," remarqua Gosseling. "Ou peut-être que non. Parfois vous êtes dure, ce qui n'est pas agréable pour les gens qui vous entourent. Donc, maintenant, j'ai un défi devant moi. Cette seconde expérience aura lieu dès notre retour à Weezebeecke. Mais je suis certain que c'est vous qui perdrez."
"Si je perds, le Service est à vous," dit Anne-Christine avec assurance. "Et si c'est moi qui gagne, vous pourrez me montrer vos talents au lit, car c'est un autre doute que j'ai à votre sujet."
"A quoi cela me servirait-il de posséder un Service qui vous appartient?" demanda Gosseling. A peine avait-il fini de parler qu'Anne-Christine aperçut le Chambellan du Grand-Duc qui s'approchait d'eux.

Anne-Christine pensa tout d'abord qu'elle avait été imprudente mais elle se rendit vite compte que le Chambellan n'avait pas pu entendre leur conversation.
"Le Grand-Duc propose de vous raccompagner à votre hôtel, Mademoiselle," dit le Chambellan.
"Ce n'est pas la peine," dit Anne-Christine. "Je préfère rester ici encore un moment. Cependant, j'aimerais le remercier. Quand le Grand-Duc doit-il partir?"
"En ce moment même," dit le Chambellan. "Il doit se dépêcher, s'il veut attraper le ferry vers le Continent."
"Alors dans ce cas, je voudrais lui écrire un mot de remerciement," proposa Anne-Christine. "Avez-vous de quoi écrire?"
Le Chambellan acquiesca poliment et tira de la poche de sa vareuse, un petit bloc de papier, une petite bouteille d'encre et une plume.
"Si Monsieur voulait bien accepter de me laisser seule quelques instants?" demanda-t-elle malicieusement au 'Chinois'. Gosseling retrouva son rôle immédiatement.
"La noble dame me permettra-t-elle de soutenir les efforts de son esprit en lui procurant quelques rafraîchissements profanes?" demanda-t-il en prenant l'accent chinois.
Anne-Christine sourit et fit signe que oui.
"Je vais écrire une lettre au Grand-Duc, mais vous me rendriez un grand service en transportant une seconde lettre jusqu'à mon château. Cela vous obligera-t-il à faire un grand détour?"
"Les cochers connaissent le chemin, Mademoiselle," dit le Chambellan complaisant et il attendit en silence qu'elle ait écrit ses deux billets.
"Et je voudrais aussi vous remercier vous, Monsieur, et vous souhaiter un très agréable voyage," dit Anne-Christine au Chinois qui était revenu vers sa table. Le Chambellan les salua tous les deux et partit.
"Un homme charmant, ce Chambellan," dit Anne-Christine, d'une voix rêveuse.
"Vous ne dites cela que pour m'agacer," dit Gosseling. "Mais nous verrons bien ce qui va se passer quand nous serons de retour à Weezebeecke. En attendant, je ne veux pas me quereller avec vous, Anne. Je pense que vous êtes quelqu'un d'extraordinaire et je ne veux pas vous perdre, que je gagne ou non notre étrange pari."
"Vous avez raison," dit Anne-Christine. "Mais, vous savez, pour moi aussi, quelquefois ce n'est pas facile. Vous avez toujours l'air d'être un pas en avance, et ça, je ne peux pas le supporter. Je me demande seulement si c'est parce que vous possédez des pouvoirs surnaturels. Je pense, en fait, que votre seul vrai talent est celui de faire voir aux gens les choses auxquelles ils ont déjà envie de croire."

L'après-midi était bien avancé lorsque Gosseling et Anne-Christine descendirent de la diligence qui s'était arrêtée devant l'allée du Château de Weezebeecke. Le soleil brillait presque aussi fort que le jour où Anne-Christine avait expérimenté les pouvoirs des Cristaux pour la première fois.
"Voici Lisabeth qui arrive!" dit Anne-Christine, en montrant un petit point à l'horizon.
"Je ne suis pas sûr encore que ce sera possible, mais nous allons tout préparer de façon à ce qu'elle puisse nous servir d'arbitre," proposa Gosseling.
"C'est une excellente idée," répondit Anne-Christine.
Ensemble, ils s'avancèrent jusqu'au château. Une fois à l'intérieur, Anne-Christine n'eut aucun mal à trouver au milieu de vêtements, dans le grenier, le panier qui renfermait le Service en Cristal. Elle porta le tout dans le salon et arriva juste au moment où Lisabeth se jetait dans les bras de Gosseling, comme si elle avait l'intention de ne plus en partir.
"La porte était ouverte et je me suis dit qu'Anne-Christine devait être ici," dit Lisabeth. "Mais que vous soyez là tous les deux, c'est encore une meilleure surprise. Je vais déseller mon cheval, puis je préparerai quelque chose à manger. Après ça, nous nous raconterons tous ce que nous avons fait pendant les semaines précédentes, maintenant que nous sommes tous réunis, pour la première fois depuis bien longtemps."
"Laisse tomber ton cheval quelques minutes, Lisabeth," répliqua Anne-Christine. "Nous allons expérimenter le Service en Cristal tout de suite, tant qu'il reste un peu de soleil. Et tu nous diras après ce que tu as vu exactement."
"Dieu du ciel! C'est donc si important que ça?" demanda Lisabeth, avec une moue. "Je ne suis pas très préparée à ce genre de complications, vous savez."
"Tu nous diras simplement ce que tu as vu. C'est tout ce que nous te demandons," dit Gosseling, en ouvrant les fenêtres.
Lisabeth ferma la porte et Anne-Christine commença à disposer les verres autour de la carafe. Comme auparavant, la pièce fut immédiatement remplie des couleurs les plus extraordinaires.
Aucun des trois ne souffla mot jusqu'au moment où un gros nuage passa devant le soleil et Anne-Christine se contenta de dire: "Voilà, c'est fini," et s'apprêta à remballer les objets dans son panier.
"Eh bien, Gosseling, vous avez perdu, n'est-ce pas? On a vu de belles couleurs, mais rien de bien extraordinaire!" dit-elle pour résumer la situation.
Gosseling eut l'air surpris.
"Mais, mais…, moi j'ai vu quelque chose," bégaya-t-il. "J'ai eu l'impression de voir un champ de bataille au grand complet. Tout y était, les guerriers, les flèches et les lances qui volaient au dessus de ma tête. Et, qui plus est, vous étiez là aussi!" dit-il à Anne-Christine.
Celle-ci éclata de rire. "Vous alors, vous êtes mauvais perdant, pas vrai? Vous avez donc si peur que ça de montrer vos talents au lit?"
"Est-ce que je peux ajouter quelque chose?" demanda Lisabeth.
"Bien sûr que oui, dis nous ce que tu as vu? C'est toi qui décide à la fin," dirent les autres en chœur.
"En fait, j'ai vu un peu la même chose qu'Anne," dit Lisabeth. "Les couleurs sont vraiment magnifiques, mais je n'ai pas vu de bataille, ni rien de ce genre. Juste des couleurs splendides."
"Vous voyez bien!" dit Anne-Christine triomphante. "Et maintenant au lit!" Elle s'avança vers la porte, suivie de Gosseling manifestement incrédule.
"Mais moi je l'ai vu," ne cessait-il de répéter.

Dans la chambre, Anne-Christine commença à se déshabiller, même si Gosseling semblait ne lui prêter aucune attention. Ce n'est qu'une fois qu'elle eut sauté dans le lit, toute nue, que ses yeux se mirent à pétiller. Il se précipita vers la porte et l'ouvrit brusquement. Anne-Christine l'entendit courir jusqu'au bureau, puis descendre les escaliers. Quelques secondes plus tard, le claquement de la porte d'entrée lui indiqua que Gosseling avait quitté le Château.
Anne-Christine bondit hors du lit et le vit enfourcher le cheval de Lisabeth. Il s'engagea dans l'allée, au galop, tenant à la main un petit panier.

Peu après, les deux jeunes filles étaient dans le même lit, et riaient aux éclats.
"Ça c'est Gosseling, le livreur," s'écria Lisabeth. "Comment as-tu su qu'il ne valait rien?"
"Ce qu'il voulait surtout, c'est nous éloigner le plus loin possible, pour pouvoir voler le Service. Mais il y a quelque chose d'autre, et ça je te l'expliquerai plus tard," s'écria gaiement Anne-Christine.