Le Service Moscovite 1.5



(traduction Françoise Poyet)

« Maintenant, j’espère que je vais pouvoir rester chez moi un bon moment, » dit Anne-Christine à ses compagnons, lorsqu’ils furent arrivés à l’entrée du château.
« Quel beau château ! » dit Lisabeth. « Et vous vivez toute seule là-dedans ? »
« Plus maintenant, si tu restes avec moi, ce que j’espère bien, » dit Anne-Christine qui avait entre temps ouvert la porte et était entrée la première, suivie par Lisabeth et Govert Gosseling.
« Je vais te montrer la cuisine, Lisabeth, comme ça nous commencerons les choses correctement, dès aujourd’hui, » dit Anne-Christine. « Si M. Gosseling veut bien avoir l’amabilité de porter les tasses jusqu’au bureau, nous pourrons alors nous répartir les tâches entre nous. »
Les deux jeunes filles se dirigèrent vers la cuisine et Gosseling ne fut pas mécontent de rester seul avec les tasses Attila. Il se rendit au bureau où il entreprit aussitôt de déchiffrer les inscriptions. Il trouva du papier pour griffonner des notes ainsi qu’une plume et un encrier. Avant de commencer à écrire, il disposa les tasses dans un certain ordre, celui qu’il croyait être le bon. Puis il se lança dans l’investigation du message qui, il en était convaincu, était inscrit sur les tasses.

« Il y aurait probablement un deuxième et même un troisième service à vin. Les inscriptions parlent de deux ou trois trésors supplémentaires qui peuvent capter la lumière et se trouvent sur la colline du champ de bataille. Deux trésors réunis sont plus puissants qu’un empereur et toute son armée, mais s’il y en a trois, cela signifie tout le malheur possible et imaginable. Telle est sans doute la leçon qu’Attila a tiré de sa défaite sur les Champs Catalauniques. Tout ceci me semble être une mise en garde, » dit Gosseling lorsqu’Anne-Christine l’eut rejoint une heure plus tard.
« Mais il est plus précis en ce qui concerne l’emplacement exact de la bataille. Elle s’est déroulée un peu au nord du croisement de deux importantes voies romaines. La colline était le point le plus élevé des environs, ce qui la rend facile à reconnaître, et le camp des Huns était situé à moins d’une heure du champ de bataille. »
Anne-Christine était remplie d’admiration pour le savant qui avait pu découvrir tant de choses en si peu de temps.
« Entre vos mains, ces tasses ont trouvé l’interprète le plus compétent qui soit. Et qu’avez-vous appris encore ? Quelque chose à propos d’un trésor peut-être ? » demanda-t-elle.
« Un trésor ? » répéta Lisabeth en entrant dans la pièce avec un plateau où fumait des tasses remplies d’un café brûlant.
« Oh oui, tu ne savais pas ? Nous sommes sur la piste d’un vrai trésor et si tu es bien sage et bien gentille, tu pourras peut-être nous aider à le trouver, » dit Anne-Christine avec un sourire taquin.
Gosseling l’interrompit : « Je suis tombé sur un gros problème. Quelques unes de ces inscriptions sont écrites en Khirgize, langue qui a quelques similarités avec le dialecte des classes supérieures en Hongrie. Ceci ne me pose aucune difficulté, mais les autres inscriptions ont l’air d’être en Chinois ou en Mongolien et je suis incapable de les déchiffrer.
Lisabeth dressa l’oreille : « Mon père a vécu en Haute-Mongolie. En fait, c’est là qu’il est né, lors d’un voyage de mes grands-parents jusqu’à la cour de l’empereur du Japon. »
« Ton grand-père ? Il était diplomate ? » demanda Anne-Christine toute étonnée.
« Diplomate et espion. Il avait pour mission de surveiller les développements du Japon, qui était alors en pleine expansion. Il serait devenu informateur s’il avait pu aller jusqu’au bout de sa carrière. Mais mes deux grands-parents sont morts quelque part en Sibérie et ils ne m’ont laissé que quelques souvenirs, » dit Lisabeth en montrant fièrement son collier où pendait une icône miniature ; puis elle se mit à fouiller la bourse accrochée à sa ceinture et à en tirer des pièces de monnaie.
« Mon père les a apportées avec lui à son arrivée en Europe occidentale, après un long périple, à l’âge de dix-huit ans. Il ne connaissait aucune de nos langues et ne parlait que le Haut-Mongolien. »
« Et tu l’as entendu parler cette langue ? » demanda Gosseling.
« Quand j’étais petite, il m’a même appris quelques mots. Je peux parler la langue un tout petit peu. Par exemple, sur cette pièce on peut lire : ‘les enfants peuvent être blonds comme l’or, ils ne valent rien quand même’. » Avec ses doigts, elle suivait les différents caractères.
« Splendide, magnifique, maintenant nous allons pouvoir travailler ensemble sur le reste de la traduction ! » s’écria le savant en approchant une chaise pour Lisabeth à côté de la sienne.

« Et voilà, maintenant c’est moi qui fait les corvées à la place de ma bonne, » pensa Anne-Christine en entrant dans le bureau, une lourde marmite dans les bras.
Elle trouva Lisabeth et Gosseling assis au travail, tout proches l’un de l’autre. Depuis un long moment ils essayaient de déchiffrer les inscriptions. Il avait passé son bras autour de la taille de la jeune fille et ils examinaient les grandes feuilles de papier sans dire un mot, tandis que Gosseling caressait doucement le dos et les épaules de Lisabeth.
« Voilà des heures que nous réfléchissons et faisons des suppositions et je ne crois pas que nous puissions aller plus loin. Ce que je prenais pour le mot ‘trésor’ peut vouloir dire aussi ‘blond’, comme nous le montre la pièce de Lisabeth. Peut-être qu’il ne s’agit que de quelques femmes blondes contemporaines d’Attila. J’ai dû faire un contresens complet. De plus, j’en ai assez de réfléchir et je ferais mieux d’aller prendre l’air après le repas. Jusque là je maintiens ma conclusion : il s’agit tout simplement de bons souhaits et j’ai l’intention de partir demain avec la diligence. Je ne vous importunerai pas plus longtemps et vous pourrez garder les tasses en souvenir. »
Tandis que Lisabeth faisait la vaisselle et que Gosseling se dégourdissait les jambes dans le parc, Anne-Christine se pencha sur les feuilles de papier couvertes de signes étranges, souvent accompagnés de tentatives de traduction. Une fois Gosseling avait écrit ‘blond’ et une autre fois il avait corrigé ‘blond’ en ‘trésor’.
« Ainsi les mots ‘blond’ et ‘trésor’ sont identiques ? Ceci peut indiquer aussi qu’il y a plus d’un trésor ou plus d’un service en cristal, » se demanda Anne-Christine. « Ces deux-là en savent certainement plus que moi. Avant son départ demain, je vais le questionner, et pas seulement parce qu’il s’intéresse de trop près à Lisabeth. »
Mais elle n’eut pas l’occasion de le faire, car le lendemain matin, juste après le petit-déjeuner, Gosseling dit : « Je viens de passer une nuit sans fermer l’œil et je ne suis toujours pas convaincu. Peut-être qu’il n’y a pas deux autres services à vin. Il se peut que les trésors mentionnés sur les tasses soient effectivement des femmes blondes, peut-être des esclaves qui suivaient Attila au moment de la bataille. Peut-être qu’il gagnait chaque fois qu’il avait deux femmes à ses côtés et qu’il perdait s’il en avait trois. Peut-être aussi qu’il existe vraiment un trésor. »
« Tout ça ne nous mène pas très loin ! » répliqua Anne-Chrstine. « Qu’allons-nous faire ? Allons-nous partir à la recherche d’un trésor ? Qui est pour ? »
« Moi, » dirent Gosseling et Lisabeth en chœur.
« Moi aussi, » ajouta Anne-Christine en riant. « Juste au moment où j’espérais pouvoir rester tranquille quelques jours ! »

Cette fois-ci la châtelaine resta bien quelques jours au château de Weezebeecke, mais ce furent des journées consacrées à la préparation du voyage vers la Marne. Ruyters, l’intendant, faisait tout son possible pour les aider.
Il était entendu qu’ils voyageraient à cheval, en direction du sud et qu’ils passeraient les nuits dans des auberges. Ruyters trouva une monture convenable et une selle pour chaque voyageur.
Gosseling essaya un costume de cavalier qui avait appartenu au père d’Anne-Christine et qui lui allait à la perfection. Lisabeth n’eut aucun problème à enfiler les vêtements d’Anne-Christine, car les deux jeunes filles étaient à peu près de la même taille.
Comme il était impossible de transporter la nourriture nécessaire pour eux et pour leurs chevaux, ils n’emportèrent qu’un minimum de provisions. Anne-Christine chercha des cartes du nord de la France, anciennes aussi bien que récentes, car elle pensait que les cartes anciennes leur donneraient des informations plus utiles pour leur chasse au trésor.
Après trois jours de préparatifs, ils étaient prêts à prendre la route, sans doute le lendemain matin de bonne heure.
« Ruyters viendra nous souhaiter bon voyage, » se dit Anne-Christine en s’endormant cette nuit-là.
Et ce fut en effet ce qui se passa. Malgré le brouillard du matin, Ruyters se hâta de seller les chevaux.
« Soyez bien prudents, » dit-il aux trois voyageurs, mais Anne-Christine savait que c’était surtout à elle qu’il pensait.
« Nous reviendrons sans une égratignure, n’ayez crainte, » dit-elle pour le rassurer et elle se pencha du haut de son cheval pour lui faire un baiser d’adieu. Puis elle éperonna son cheval et s’éloigna dans l’allée, bien décidée à ne pas se retourner avant d’avoir atteint la Marne.

« Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai volé le service moscovite à M. Pennickx ? » demanda Anne-Christine quelques jours plus tard, après qu’ils eurent trouvé une auberge au soir d’une longue journée de voyage.
« Du moment que je n’ai qu’à écouter, je veux bien, » dit Gosseling, épuisé de fatigue, en approchant une chaise de la cheminée.
Anne-Christine demanda à l’aubergiste de remplir leurs verres à nouveau, puis elle leur raconta toute l’histoire. Elle eut l’impression que Gosseling faisait des petits sommes de temps en temps, mais Lisabeth ne perdait pas un mot de son récit.

« Et voilà pourquoi j’ai assez d’argent aujourd’hui pour notre expédition, » dit Anne-Christine à la fin de son long monologue.
« C’est absolument passionnant ! J’aurais bien voulu participer à une telle aventure, » dit Lisabeth
« C’est encore possible. Et même peut-être plus tôt que tu ne l’imagines, » dit Anne-Christine. « Nous n’avons encore récolté aucun fruit de nos efforts. Demain nous serons au bord de la Marne et ma vieille carte indique un carrefour de deux voies romaines, comme l’annonçaient les inscriptions. Ces routes sont droites comme des mâts de navire et elle se croisent à angle droit, ce qui prouve de façon évidente qu’elles datent des Romains. Nous y serons probablement avant le coucher du soleil si nous partons de bonne heure demain matin. »
Avant de monter se coucher, ils demandèrent à l’aubergiste de préparer les chevaux dès l’aube le lendemain. Puis Gosseling monta dans sa chambre, en face de celle de Lisabeth et Anne-Christine qui partageaient le même lit, comme elles le faisaient depuis le jour de leur première rencontre.
Une fois qu’elles furent couchées, blotties l’une contre l’autre, Lisabeth répéta : « J’ai envie de participer une aventure comme celle du Service moscovite . »
« Oh, mais ne t’imagines pas que c’est si amusant que cela. Une fois que tout sera fini, peut-être, mais quand tu y seras plongée, tu ne seras pas du même avis. On va user et même abuser de toi, » dit Anne-Christine.
« Est-ce que ça ne peut pas être amusant ça aussi ? » demanda Lisabeth.
« Tu m’as l’air d’être tout à fait comme moi, » dit Anne-Christine en évitant de répondre directement à la question.

« Je veux bien vous aider, avec tous les hommes dont je dispose, mais il faut qu’il y ait une récompense à la clé, » dit l’officier à Anne-Christine en la dévisageant d’un œil interrogateur, tandis que le soleil déclinait à l’horizon.
Les voyageurs avaient trouvé facilement la colline qui avait vu la défaite d’Attila. L’une des voies romaines menait presque jusqu’à son faîte, mais ils avaient eu la surprise décevante de voir que le terrain était encore utilisé à des fins militaires après tant de siècles. La colline faisait partie d’un terrain de manœuvre où se dressaient de nombreuses tentes. Anne-Christine n’était pas prête à se laisser décourager pour si peu et elle avait demandé à parler à l’officier qui commandait les manœuvres. Une fois cette requête satisfaite, elle lui avait donné à penser que son attention était uniquement centrée sur une fouille historique et l’officier eut l’air d’accepter ses explications, mais lorsqu’il la regardait, il y avait dans ses yeux une lueur assez particulière.
« Cher Monsieur l’officier, je présume que vous ne savez pas à qui vous vous adressez. Mais vous êtes complaisant et prêt à me rendre un grand service en faisant faire les fouilles qui m’intéressent par vos hommes. Je comprends tout à fait votre désir, aussi serai-je très heureuse si vous acceptez que, pour une nuit, je me passe de ma femme de chambre. »
L’officier éclata de rire en entendant la proposition quelque peu hardie d’Anne-Christine, mais il accepta l’offre très volontiers.

Une fois de retour auprès de Lisabeth et de Gosseling, Anne-Christine dit :
« C’est le moment pour Lisabeth de montrer ses talents de séductrice. L’officier veut bien coopérer s’il peut coucher avec elle. »
Lisabeth rougit jusqu’aux oreilles.
« Est-ce qu’il est beau ou laid, je veux dire… est-ce que je dois vraiment ?… »
« Ne m’as-tu pas dit il n’y a pas si longtemps que tu avais envie de participer à une aventure excitante ? » demanda Anne-Christine. « Ce soir tu as ta chance. »
« D’accord…. Donc je ferais mieux d’y aller. A demain matin de bonne heure. Les soldats se lèvent tôt à ce que je crois, » dit Lisabeth en prenant le chemin du camp militaire.
« Ils vont aussi se coucher tôt, » dit Anne-Christine à Gosseling en regardant s’éloigner la jeune fille. Puis elle saisit la bride du cheval de Lisabeth et se dirigea vers l’auberge toute proche.

« Est-ce qu’il a été gentil et aimable avec toi ? » demanda Anne-Christine en retrouvant sa femme de chambre dans le camp, le lendemain matin.
« Je ne réponds pas à ce genre de question, » dit Lisabeth. « Il est satisfait, je suis satisfaite, et aujourd’hui ses hommes vont fouiller la colline. »
« Parfait, » dit Gosseling qui brûlait d’impatience de voir donner le premier coup de bêche.

Il n’eut pas longtemps à attendre car les premiers soldats commencèrent à exécuter les ordres, quelques instants après.
« Ils vont creuser la colline par couches successives. Car la plupart des découvertes vont probablement être faites près de la surface, » expliqua l’officier, après avoir fait asseoir les trois voyageurs à l’intérieur de sa tente.
« Voilà qui est fort sage, » dit l’historien. Ses pensées s’envolaient vers la colline où se déroulaient les fouilles plutôt que de s’intéresser à ce qui se passait dans la confortable tente, mais il ne voulait pas blesser son hôte et décida donc d’être aussi courtois que possible.
« En fait, votre requête me convient tout à fait, » dit l’officier. « De cette façon mes hommes sont maintenus en alerte et, s’ils trouvent quelque chose, ils pourront avoir l’impression de participer à un événement important. »
Presque immédiatement, l’un des soldats apparut, portant ce qui ressemblait à un paquet boueux. Gosseling ne put garder son calme plus longtemps. Il arracha la masse de glaise de la main du soldat, qui continuait à saluer de l’autre main, et il se mit à gratter la couche de terre.
« Un coutelas, » dit l’historien. « Les Huns portaient ce genre de coutelas dans leurs bottes. »
Il partit ensuite avec le soldat vers l’excavation. Anne-Christine et Lisabeth restèrent dans la tente de l’officier jusqu’au moment où elles entendirent des clameurs et des exclamations venant du site des fouilles. Elles s’y précipitèrent et trouvèrent Gosseling en train de brandir un objet brillant.
« Attention, ce n’est pas de l’or, » disait-il à la cantonnade. « Ce n’est que du verre, mais je suis très content. »
Avec des gestes lents et soigneux il essuya les traces d’argile et fit apparaître une sphère parfaite qu’il pouvait tenir dans une main.
« Une boule de cristal, » dit Anne-Christine d’un air pensif. « Ça a quelque chose à voir avec l’avenir. »
« Et avec le passé, » dit Lisabeth
Ensemble, ils retournèrent vers la tente de l’officier où ils purent laver la sphère dans une cuvette d’eau. L’objet était d’une forme parfaite, malgré son séjour de plus de mille ans sous terre.
« Ces trouvailles ne sont d’aucune valeur pour moi, » dit l’officier qui avait suivi la fouille avec intérêt. « Ce serait différent si vous aviez trouvé de l’or ou des pierres précieuses, mais je n’ai que faire de couteaux rouillés ou de boules de cristal. Cependant, ce serait bon pour le moral de mes hommes si vous acceptiez d’exposer les découvertes qui leur montreraient le résultat de leurs efforts. »
Cela sembla une bonne idée à Gosseling et, avec ses compagnes, il passa le reste de la journée à nettoyer les objets de métal qui continuaient à être extraits de la terre. Aucune autre pièce de verre ne fut mise au jour, seulement des coutelas et diverses armes d’une époque différente.
Lorsque le clairon rassembla les hommes pour un repas bien mérité, la collection entière de trouvailles était exposée avec soin sur une table de fortune devant la tente de l’officier.
Les hôtes venaient à peine d’entamer leur frugale collation, lorsqu’ils aperçurent un grand convoi de gens qui s’approchaient, venant de l’ouest.
« Je n’aime pas ça du tout, » dit l’officier. « Si je ne me trompe pas, c’est le roi qui nous rend visite. »
Il s’avéra qu’il avait raison. Le roi de France était en tournée pour inspecter le bon état de ses troupes et il arrivait à une heure inhabituelle. Il n’y avait plus le temps de réorganiser le camp. Le roi, qui avait choisi de se vêtir simplement pour l’occasion, se dirigea d’emblée vers la tente du commandant où il entra sans prononcer une parole. L’officier l’y suivit, tandis que les gardes maintenaient chacun à distance de façon à ce que personne ne pût entendre la conversation. Anne-Christine et ses compagnons ne pouvaient eux aussi que deviner ce qui se passait à l’intérieur de la tente.
Au bout d’un moment le roi sortit à nouveau, suivi par l’officier.
« Je ne veux plus d’étrangers dans ce camp, » l’entendit-on déclarer.
Il s’approcha de la table où était exposé le résultat des fouilles.
« Je vais emporter cette babiole, » dit-il en mettant la boule de cristal dans les mains d’un de ses aides de camp. « Vos hommes peuvent continuer à creuser, ça les maintiendra en bonne condition, mais faites nous savoir si vous découvrez quelque chose de spécial. Et ne gardez rien pour vous, sinon il vous en coûtera une sévère punition, » déclara le souverain avant de tourner les talons et de s’éloigner.
« On a eu chaud, » dit l’officier un peu plus tard, en s’épongeant le front. « Vous feriez mieux de partir tant que le roi est dans les parages. Il n ‘apprécierait sûrement pas une nouvelle rencontre avec des étrangers. »
« Anne, Lisabeth, venez, il nous faut partir, » dit Gosseling. « Aurez-vous l’amabilité de me tenir informé de vos futures découvertes, » demanda-t-il avant de prendre congé.
« Oui bien sûr, comptez sur moi, » dit l’officier. « Je sais comment vous joindre. »

Aucun mot ne fut échangé sur le chemin du retour vers l’auberge. La perte de la boule de cristal était manifestement dans les pensées de chacun. Mais il n’y avait pas que ce problème-là, comme ils allaient s’en apercevoir. Le soir, dès qu’ils furent attablés devant leur deuxième repas de la journée, Anne-Christine rompit le silence en disant : « Tout ça est inutile. »
« Qu’est-ce qui est inutile ? » demanda Gosseling. Lisabeth resta silencieuse.
« Tout est inutile. Ma vie en général et tout ce qu’il y a autour. Pourquoi est-ce que je ne peux jamais me conduire normalement ? Pourquoi est-ce que je suis toujours à la recherche de quelque chose ? Et pourquoi est-ce que je ne réussis jamais ? » questionna Anne-Christine.
« Ça n’est pas vrai du tout, » dit Gosseling. « Vous avez réussi beaucoup de choses, mais, en quelque sorte, vous vous y êtes habituée. Vous croyez que le succès tombe d’un arbre comme une pomme mûre. En ce moment précis vous avez affaire à un roi de France. Mettez-vous bien cela dans la tête : il ne s’agit ni d’un M. Pennickx, ni du notaire de Weezebeecke. Un roi a l’habitude d’être entouré d’intrigants et il faut qu’il soit vigilant jusque dans les moindres détails. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il se soit emparé de la boule de cristal. D’un seul coup d’œil, il en a vu la valeur. »
« Moi aussi, je sais affronter les intrigants, » répondit Anne-Christine. « J’ai séjourné à la cour du Grand-Duc de Transyldavie et il y en avait à la pelle. »
« Je ne sais pas comment les choses se passent en Transyldavie, » répliqua Gosseling, « mais je pense que vous pouvez vous féliciter d’être ici plutôt qu’au palais royal. Les choses vont très mal là-bas. Il y a de la révolution dans l’air, si j’en crois les rumeurs qui parviennent jusqu’à moi. »
« Pour moi, c’est l’endroit où il faut être ! » s’écria Anne-Christine en lançant son assiette à la tête de Gosseling, qui évita le projectile de justesse.
Puis elle se leva, éclata en sanglots et partit en courant. Gosseling la suivit. Il fit comme s’il ne voyait pas les autres convives qui n’allaient certainement pas manquer de se demander ce qui se passait. Elle avait filé derrière l’auberge et c’est là qu’il la trouva, assise dans l’herbe, le visage dans les mains.
« Allez-vous en, » s’écria-t-elle lorsqu’il effleura son épaule. « Allez-vous en. Je veux rester seule. Je veux disparaître. Je veux mourir. »
Gosseling resta quelques instants décontenancé, mais décida finalement de ne pas la laisser et s’installa confortablement dans l’herbe. Il contempla le soleil qui passait du jaune au rouge. Ses rayons formaient un halo autour des cheveux bouclé d’Anne-Christine. Mais elle ne s’intéressait nullement à la beauté de la nature et restait soucieuse, même si elle avait cessé de pleurer.
« Je vais aller retrouver les soldats, » dit-elle au bout d’un long moment.
« Et qu’est-ce que vous allez faire une fois là-bas ? » demanda Gosseling.
« Peu importe, » répondit-elle. « Je ferai ce qu’ils voudront de moi. Je n’ai plus aucune envie de vivre. »
« Anne, vous vous comportez comme une enfant gâtée. N’abandonnez pas la partie si facilement. La sphère est toujours là-bas et vous savez même où elle se trouve. »
Anne-Christine se redressa et écarta quelques mèches de cheveux de ses joues ruisselantes de larmes.
« A la bonne heure ! » dit Gosseling, en essuyant le visage de la jeune fille avec la serviette de table qu’elle avait emportée avec elle. « Ça va mieux maintenant ? »
« Je suis folle ! Folle à lier et vous aussi ! Qui d’autre se lancerait à la poursuite d’une boule de cristal ? » demanda-t-elle. « Je ne le sais pas moi non plus, mais quand on a commencé, il faut persévérer et vous feriez mieux de bien réfléchir à la façon de remettre la main sur cet objet. »
Elle sembla méditer ces paroles.
« Vous êtes bon avec moi, Gosseling. Je vous connais très peu, mais vous êtes très patient et je me sens mieux maintenant. Vous savez, parfois je ne sais plus ni ce que je sais ni ce que je veux. Je pense que ce qu’il y a de mieux à faire c’est d’aller jusqu’à la cour du roi, peut-être en y apportant tous les objets trouvés dans la colline. Une fois que nous serons à l’intérieur du palais, je pourrai penser à l’étape suivante. Est-ce que cela vous semble une bonne idée ? »
« C’est la chose la plus sensée que j’aie entendue de la journée, » dit Gosseling.
« Vous parlez sérieusement ou vous vous moquez de moi ? » demanda Anne-Christine.
« Non, je suis sincère. Vous vous connaissez bien vous-même et vous avez encore besoin d’excitation. Vous voulez savoir si vous arriverez à survivre dans une cour qui est en déliquescence à force d’intrigues. D’un autre côté, je pense que vous allez être définitivement guérie et qu’après cela vous survivrez à tout jamais sans égratignure, comme vous l’avez promis à Ruyters et que vous aurez désepérément envie de mener une vie tranquille à Weezebeecke. »
« Vous avez peut-être bien raison, » dit Anne-Christine après un long silence. « Venez maintenant, rentrons, j’ai froid. »

A l’intérieur de l’auberge, une surprise les attendait. Lisabeth n’était plus là et elle n’était pas non plus dans sa chambre. L’aubergiste l’avait vue s’en aller. Elle avait quitté la table, avait sellé son cheval et était tout simplement partie.
« Oh, pourvu qu’elle n’aille pas voler les coutelas des Huns. Elle en est bien capable. Et il est sûr que cela compliquerait bien notre affaire, » dit Anne-Christine.
« C’est exactement ce que je pensais. Elle est tout aussi intéressée que moi par l’époque des Huns, » dit Gosseling. « Mais demain sera un autre jour. A chaque jour suffit sa peine. »

Cette nuit-là Anne-Christine se glissa dans le lit de Gosseling comme si elle cherchait à faire des provisions de force et de chaleur en vue des difficultés à venir.