Traduction: Françoise Poyet
Dix longues journées plus tard, le carrosse transyldavien faisait à nouveau crisser le gravier de l’allée du Château de Weezebeecke. La châtelaine, Anne-Christine, était contente d’avoir terminé son voyage sans encombres.
Si le Grand-Duc de Transyldavie avait découvert sa supercherie, elle aurait pu être arrêtée ; ou encore, un douanier méticuleux aurait pu inspecter le contenu de son panier et découvrir le si précieux Service moscovite. Par chance, de telles mésaventures ne s’étaient pas produites et Anne-Christine n’était plus maintenant qu’à quelques pas de la porte du château. Tandis que le carrosse s’arrêtait devant l’entrée et que le postillon lui ouvrait la portière pour la dernière fois, elle glissa dans sa main deux petits sacs de tissu rempli de pièces de monnaie.
Le carrosse s’éloigna dès que le postillon eut rejoint le cocher sur le siège de devant. C’était la première fois depuis bien longtemps qu’Anne-Christine se sentait enfin seule. Cependant, tandis qu’elle cherchait la clé de la porte d’entrée, ses yeux croisèrent ceux d’un individu qui semblait l’attendre. Elle s’approcha de la porte et lui demanda :
« Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous, Monsieur ? »
L’homme mit poliment la main à son chapeau, un énorme haut-de-forme, et répondit :
« Peut-être,… peut-être que oui, Madame. Mon nom est Govert Gosseling et je suis à la recherche d’une dame qui s’appelle Anne-Christine van den Weezebeecke. »
« Eh bien, vous l’avez là devant vous, monsieur Gosseling, » répondit Anne-Christine. « Mais à moins qu’il ne s’agisse de quelque chose d’urgent, je vous demanderai de revenir demain, car j’arrive d’un long et pénible voyage. »
« Je ne saurais contester une telle requête, » dit Govert Gosseling. « Cela vous conviendrait-il si je reviens ici demain matin de bonne heure ? En attendant je serai à l’auberge du ‘Petit Cygne’ dans le village de Weezebeecke. »
« Parfait, » dit Anne-Christine, qui avait trouvé sa clé pendant la conversation et s’avançait pour ouvrir sa porte.
Le lendemain vers neuf heures du matin, Govert Gosseling sonna à la porte du château. Anne-Christine était prête à le recevoir et, malgré l’absence de domestiques, elle avait réussi à préparer du café.
« Eh bien, Monsieur Gosseling, qu’est-ce qui vous amène ici ? »
« C’est une longue histoire, Madame, » dit Govert Gosseling, « mais je suis ici pour tout vous révéler. Tout a commencé il y a quelques semaines, le jour où j’ai trouvé un fragment de tasse ancienne sur le bord de la route. La petite tasse que voici. »
Gosseling lui montra une tasse qu’il tira de sous son manteau. Anne-Christine la connaissait fort bien.
« C’est une des tasses Attila de M. Pennickx, » dit-elle aussitôt.
« Ah, vous la reconnaissez. C’est une bonne chose, » continua M. Gosseling. « Alors vous saurez peut-être aussi pourquoi je l’ai trouvée sur le bord de la route. »
« Eh bien, j’en ai cassé une ; j’ai rassemblé les morceaux et les ai jetés dans une poubelle. A ce moment-là j’étais en service chez M. Pennickx, vous savez. »
« Oui, en fait je le sais, » dit Gosseling tout en inspectant du regard le contenu du salon de Weezebeecke, depuis le fauteuil où il était assis. «Les choses ont certes bien changé depuis quelques semaines. »
« Ceci ne regarde que moi, monsieur Gosseling ! » répliqua Anne-Christine, furieuse. « N’êtes-vous venu ici que pour me dire ce que je sais déjà ? »
Gosseling parut surpris de sa virulence.
« Non, non, certainement pas. Me permettrez-vous de continuer mon histoire ? »
« Volontiers, » dit Anne-Christine qui avait retrouvé son calme.
« Voilà. Je suis historien de profession et, comme vous pouvez l’imaginer, ça a été pour moi une merveilleuse surprise bien sûr de trouver sur la route le fragment d’une tasse Attila. J’ai demandé à des passants d’où cet objet pouvait bien venir. Ils m’ont signalé qu’une charrette transportant des déchets était passée par là peu de temps auparavant et que ce fragment avait pu en tomber. Tout excité, je suis allé jusqu’à la décharge des ordures et m’y suis attardé quelque temps jusqu’au moment où j’ai trouvé un deuxième fragment. En cherchant plus avant, j’ai trouvé encore d’autres débris, qui correspondaient tous les uns aux autres pour former cette petite tasse. J’ai aussi trouvé une grande quantité de morceaux de verre, mais je vous en parlerai plus tard. »
« Est-ce que vous prendrez une tasse de café ? » demanda Anne-Christine, qui ne se sentait pas très à l’aise en compagnie de cet inconnu dont les yeux perçants semblaient voir à travers elle derrière ses petites lunettes.
« Oui, merci Madame. C’est très aimable à vous, » dit Govert Gosseling. « Je vous ai peut-être troublée avec ce récit un peu abrupt ? »
« En effet, vous ne vous trompez pas, » dit la châtelaine. « Mais on s’habitue à ces choses extraordinaires, aussi, je vous en prie, continuez. »
« Une fois revenu chez moi, j’ai essayé de reconstituer l’ensemble des fragments. Il en est résulté cette tasse, ainsi qu’un certain nombre de verres de cristal et une carafe très ordinaire, sans aucune valeur historique. Pour la tasse, il en va tout autrement. De tels objets sont d’habitude sans valeur, mais celle-ci est une exception. La tasse porte des inscriptions particulières qui en font certainement un objet unique en son genre. »
« Et qu’est-ce qui rend ces inscriptions tellement uniques ? » demanda Anne-Christine, intéressée.
« Eh bien voilà : la plupart des inscriptions sur les tasses Attila ont été gravées en Chine. Comme on peut s’y attendre, la majorité d’entre elles portent des inscriptions exprimant des souhaits de prospérité ou de bonheur. Mais ces inscriptions-ci sont totalement différentes. Le texte décrit quelque chose qui, au temps d’Attila, était d’une beauté sans pareille. Quelques signes mentionnent même un procédé pour capter la lumière solaire. »
« Et vous avez une idée sur ce que pourrait être ce procédé ? » demanda Anne-Christine.
« J’ai bien une idée, mais je n’en suis pas sûr, » dit l’historien. « J’imagine que c’était un objet en verre ou peut-être un ensemble d’objets qui pouvaient servir de loupe. Le vrai verre transparent était difficile à trouver au temps d’Attila. Ce n’est qu’en Chine qu’on maîtrisait, jusqu’à un certain point, l’art subtil de la fabrication du verre. »
« Et qu’attendez-vous de moi ? » demanda Anne-Christine.
« Je vous en prie, laissez-moi finir mon histoire, » dit Govert Gosseling. « J’ai contacté un spécialiste en porcelaine et en cristal… »
« Qui s’appelle Adrien Aardewerke, » compléta Anne-Christine.
« Vous savez vraiment tout, » dit Gosseling en esquissant un sourire. « C’est en effet M. Aardewerke que j’ai contacté. Il m’a paru un peu embarrassé par ma découverte. Il m’a dit que cet objet faisait partie d’un héritage qu’avait reçu M. Pennickx et qu’il avait vu d’autres tasses semblables chez lui. Cependant il m’a recommandé d’aller vous rendre visite à vous avant d’aller chez M. Pennickx. Sans plus attendre, j’ai suivi son conseil. Je me suis rendu à Weezebeecke où je ne vous ai pas trouvée. Mais vous êtes connue ici au village et j’ai appris beaucoup de choses sur vous. Par exemple, j’ai su comment, en vous transformant en humble servante, vous vous étiez débrouillée pour reprendre possession de ce château et comment l’envoyé du Grand-Duc de Transyldavie était lui aussi intéressé par le château, mais néanmoins ne l’avait pas acheté. Les gens du village savaient que vous n’étiez plus à Weezebeecke et ils ont pu me dire, à peu de choses près, quel jour vous étiez partie. J’ai supposé que vous vous étiez rendue en Transyldavie, aussi suis-je venu ici en vous laissant le temps du voyage dans les deux sens et en ajoutant encore un ou deux jours, et j’ai tout simplement attendu votre retour. »
« Avec succès ! » dit Anne-Christine. « Car maintenant vous m’avez trouvée. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question : qu’attendez-vous de moi ? »
« C’est vrai, vous avez raison, » continua Govert Gosseling. « Bien entendu, je n’ai pas l’intention de m’immiscer dans vos affaires privées, mais je me suis tout de même permis de vérifier certains faits et j’en suis arrivé à la conclusion que c’est en définitive vous qui détenez toute l’information, comme l’a suggéré Aardewerke. Non seulement vous avez travaillé chez Pennickx, mais on peut supposer que vous avez aussi des liens avec le Grand-Duc de Transyldavie, qui est bien connu pour sa longue quête du Service moscovite. Qui plus est, à côté des fragments de la tasse Attila, j’ai trouvé un autre service en cristal qui comportait le même nombre de pièces. En tenant compte de cela et de l’amélioration soudaine de votre niveau de vie… »
« Ça suffit, monsieur Gosseling, » dit la châtelaine d’un ton glacial. « Vous montrez bien votre absence de savoir-vivre . Vous avez certainement l’allure d’un gentleman avec votre haut-de-forme, votre canne et votre grand manteau, mais vous n’en êtes pas un. Au contraire, vous cherchez à vous introduire dans ma vie privée et je vous intime donc l’ordre de quitter ces lieux le plus vite possible. »
« Certes, » continua l’historien, « il n’est pas dans mes intentions de fouiller dans votre vie privée. Ce qui m’a conduit jusqu’à votre demeure n’est qu’un amour pur et sincère de la science. Cependant, peu à peu, je suis devenu de plus en plus convaincu qu’il a dû y avoir d’autres fragments que ceux que j’ai trouvés sur la route. Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve à la fois une tasse Attila comportant de remarquables inscriptions et un faux Service moscovite, vous ne croyez pas ? Surtout lorque le texte de l’inscription peut s’interpréter comme la révélation de l’existence d’un objet de cristal d’une beauté sans pareille. Vous avez bien raison d’insister sur le fait que je n’ai absolument aucun droit de me mêler de vos affaires, mais d’un autre côté, une coopération entre nous ne pourrait qu’être profitable à l’un comme à l’autre. J’aimerais vous faire une proposition. »
« Ah, enfin quelque chose de concret, » soupira Anne-Christine. « C’est ce que j’attends depuis un moment. »
« Voici ce que je vous demande, » dit le savant. « J’ai besoin que vous me dévoiliez ce que vous savez sur les autres tasses de M. Pennickx. C’est tout ce que je veux savoir. »
Anne-Christine prit son temps et réfléchit un moment.
« Ces tasses se trouvaient dans un coffre et faisaient partie de l’héritage d’un oncle de M. Pennickx. Dès le premier jour il m’a demandé de les nettoyer et c’est à cette occasion que j’en ai cassé une. Je l’ai jetée, en même temps que les objets de cristal qui venaient d’un autre coffre. Ce service a été cassé au cours des jours suivants. C’est ainsi qu’il a dû arriver jusqu’à la décharge. »
« Ceci ne m’apprend pas grand chose de nouveau, » dit Govert Gosseling, un peu déçu.
« Mon cher Monsieur, j’en sais beaucoup plus, mais je n’ai absolument aucune raison de vous faire part de ce savoir avant de mieux connaître votre intérêt dans cette affaire. »
« Je comprends, » dit Gosseling, « et je vais jouer franc-jeu avec vous. Non seulement l’inscription révèle l’existence d’un trésor, mais elle en mentionne d’autres. Ceux-ci ont disparu pendant la bataille des Champs Catalauniques, bataille perdue par Attila le Hun. Je pense que l’emplacement de cette bataille doit être indiqué sur les autres tasses. En tout cas, il ne figure pas sur celle que j’ai. »
« Cet endroit n’est-il pas connu et répertorié ? » demanda Anne-Christine.
« Oui, mais où ? » demanda le savant. « Nous savons que la bataille a eu lieu près de la Marne en France. Deux armées se sont affrontées toute une nuit pour prendre possession d’une colline, mais l’Histoire reste vague et le lieu exact n’a pas été révélé. Les armées étaient celle des Huns et une coalition de Romains et de Wisigoths . Ces derniers ont été vainqueurs et Attila finit par battre en retraite en direction du Danube. »
« Vous espérez donc que le lieu exact sera révélé par les autres tasses de M. Pennickx ? » demanda Anne-Christine.
« En effet. Avez-vous jamais eu l’occasion de les examiner de près ? » s’enquit Gosseling.
« Non, malheureusement pas. Elles me sont toutes passées entre les mains, mais je n’ai guère fait attention aux inscriptions que j’étais incapable de déchiffrer. Donc, quels sont vos plans une fois que vous aurez découvert l’emplacement du champ de bataille ? » questionna-t-elle à son tour.
« Eh bien, il est clair que le Service moscovite ne sera plus là. Tout le monde sait que le Tsar Wladimir l’a offert à la Tsarine, plusieurs siècles après la mort d’Attila. Le chef Hun lui-même ou peut-être quelqu’un d’autre aura sans doute pu le mettre en sûreté hors du champ de bataille. J’ai la quasi-certitude que les tasses nous diront où est enfoui le reste du trésor. Peut-être même que les tasses et le Service moscovite éclairciront ensemble le mystère des Champs Catalauniques. Je n’en sais rien, mais je suis convaincu que vous en savez plus et que nous pourrons résoudre cette énigme si vous me dites tout. »
« Vous m’en demandez trop, Monsieur Gosseling. Vous avez l’impression que par une lointaine coïncidence –et je peux ajouter que vous ne vous trompez pas- j’en sais plus long sur ces chaînons manquants. Cependant ceci ne me met absolument pas dans l’obligation de vous renseigner. Mais je vais essayer de vous aider à vous procurer les tasses. »
A ces mots, les yeux de l’historien commencèrent à briller intensément. Elle continua : « Cela ne servirait à rien d’essayer d’acheter ces objets. Pennickx ne manque pas une occasion d’insister sur le fait qu’il n’est pas à une ou deux guinées près. D’autre part, si nous lui offrons une somme importante, cela éveillera ses soupçons et il comprendra certainement pourquoi ces tasses ont tant d’importance pour nous. De plus, Aardewerke lui a déjà fait croire qu’elles sont sans valeur. Ce n’est pas de chance. Je pense que la meilleure chose que je puisse faire, c’est de retourner comme servante chez M. Pennickx. »
« Est-ce que vous avez l’intention d’en profiter pour copier les inscriptions ? » demanda Gosseling.
« Peut-être que je le ferai, mais d’un autre côté, ce serait aussi bien de les lui voler, » répondit-elle en mesurant ses mots. « Nous verrons le moment venu. Tout d’abord nous allons ensemble aller voir Aardewerke et Pennickx, puis nous reviendrons au Château avec les tasses. Et là, vous pourrez essayer de les déchiffrer en toute discrétion. »
« Et vous pourrez m’avoir à l’œil ! » dit l’historien en lui jetant un regard malicieux par dessus ses lunettes.
Quelques jours plus tard, Anne-Christine se tenait sur le perron de la maison de Peter Pennickx. Gosseling était allé dans sa propre maison. Cela faisait maintenant plus d’un mois qu’elle avait refermé la porte de Pennickx pour la dernière fois et elle avait hâte de savoir s’il avait engagé une nouvelle servante.
Après avoir rassemblé tout son courage, elle sonna et entendit aussitôt le bruit précipité de pas légers qui s’approchaient. La bonne ouvrit la porte.
« Oui ? » demanda la jeune fille en dévisageant, l’air supris, Anne-Christine qui était vêtue comme elle, à la manière d’une servante.
« Est-ce que M. Pennickx est là ? Je voudrais lui parler. Je m’appelle Joanna… du moins c’est le nom qu’il me donnait, » dit Anne-Christine.
« Je m’appelle Lisabeth, » dit la jeune fille. « Oui, il est chez lui. Je vais lui demander s’il veut bien vous recevoir. » Puis, elle disparut.
« Suivez-moi, » dit-elle lorsqu’elle fut de retour. « Vous allez attendre quelques instants. M. Pennickx vous verra sans tarder. »
Elle indiqua une chaise à Anne-Christine, dans l’antichambre. Anne-Christine s’assit et attendit l’arrivée de Pennickx. Elle remarqua les tasses disposées sur le buffet, exactement comme elle les y avait placées elle-même.
« Comment ose-tu revenir ici ? » dit Pennickx de mauvaise humeur en passant la porte. « Non seulement tu n’as pas tenu parole en partant si brusquement, mais tu m’as également laissé sans servante. »
« Je sais, monsieur Pennickx, » dit la future femme de chambre humblement. « Ce jour-là j’étais un peu perturbée, je l’avoue, mais me voici revenue pour essayer de racheter ma mauvaise conduite. »
« Voilà qui est bien. J’ai appris à pardonner aux pécheurs, même si dans ton cas ce ne sera pas facile. Tu as cassé tous mes cristaux, puis tu t’es évanouie dans la nature ! »
« Je travaillerai pour vous, Monsieur, » dit Joanna, »jusqu’à ce que je vous aie tout remboursé. »
« Tu me dois plus que de l’argent, » grommela Pennickx. « Demain tu pourras t’acquitter de ta dette différemment, quand mon banquier viendra me rendre visite. Il faudra un miracle pour le mettre de bonne humeur et c’est là, en fait, que tu pourrais m’aider. »
« Merci, Monsieur, » dit Joanna, en poussant un soupir de soulagement.
« Il te faudra partager la chambre de Lisabeth, car je n’ai qu’une chambre de bonne, » dit Pennickx en retournant à son travail. Joanna se rendit donc à la cuisine où elle entreprit de mettre Lisabeth au courant de la situation.
« Tu n’as qu’à mettre tes affaires dans la chambre. Le lit est assez grand pour nous deux, » se contenta-t-elle de répondre.
Lisabeth continua à préparer le repas et Joanna se mit à polir l’argenterie. Le soir, elles servirent son café et sa liqueur à Pennickx, toujours plongé dans la complexité de ses comptes. Il n’était pas très satisfait et recommençait sans cesse des calculs qui ne donnaient pas le résultat désiré.
« Vous feriez mieux de monter vous coucher. J’aurai plus besoin de vous demain que maintenant, » dit-il en levant à peine le nez de ses livres de compte. Les deux jeunes filles lui souhaitèrent le bonsoir et montèrent ensemble dans leur chambre.
Quand Pennickx entendit la porte se refermer, il quitta son bureau et se glissa sans bruit jusqu’à la chambre de bonne. A l’intérieur les jeunes filles avaient allumé une lampe qui répandait une chaude lumière orangée. L’œil collé à la serrure, il aperçut Lisabethe en train de se déshabiller devant Anne-Chrsitine qui devait déjà être sous les couvertures, car il ne pouvait pas la voir. « Oh, comme tu es belle et douce, » entendit-il Lisabeth s’exclamer. « Je peux te faire l’amour ? » demanda-t-elle en se glissant entre les draps.
Pennickx savoura les gloussements de plaisir voluptueux qu’il entendait et son imagination recréait la scène qui se déroulait derrière la porte close. Au bout de quelques heures, le batifolage finit par se calmer et on eut dit que les deux filles s’étaient endormies dans les bras l’une de l’autre. Il retourna à son bureau sur la pointe des pieds et continua ses comptes jusqu’au moment où les filles le retrouvèrent le lendemain matin, toujours perdu dans ses calculs.
« Du café et vite, s’il vous plaît ! » dit-il et Joanna et Lisabeth s’apprêtèrent à déguerpir vers la cuisine pour faire ce qu’il demandait. « Il faut que je parle à Joanna seule, » ajouta-t-il sans lever la tête.
Joanna resta donc sur place et attendit que Lisabeth eut fermé la porte derrière elle.
« Ecoute bien, » commença Pennickx. « Ce matin mon banquier va venir inspecter mes livres de compte et il ne sera pas inutile de le mettre bien à l’aise. J’ai besoin de son argent et c’est là que tu vas pouvoir m’aider. Je veux que tu renverses du café sur son pantalon quand je te ferai signe, après quoi tu l’emmèneras à la cuisine. Je te remettrai toute ta dette si à ce moment-là tu lui donnes son plaisir. »
« Est-ce que ce n’est pas une tromperie ? » demanda Joanna.
« Non, non, » dit Pennickx. « Je suis un peu à court, c’est tout. Ce genre de situation ne dure pas très longtemps, mais les banquiers sont des gens soupçonneux. Tout doit être en ordre, surtout maintenant où les temps sont durs et où le commerce marche mal. Au premier signe d’inconséquence, ils deviennent nerveux. »
« Eh bien, si c’est tout ce que vous voulez, je vous accorderai cette petite faveur bien volontiers, » dit Joanna.
« Je compte sur toi. Voici mon plan : Lisabeth restera ici jusqu’à ce que j’allume un deuxième cigare. A ce moment, elle viendra te dire de servir le café. Tu entreras et tu t’arrangeras pour lui renverser le plateau sur les genoux. Mais il faut que ça ait l’air d’un accident, » dit Pennickx. « Et maintenant, file travailler. »
Au bout d’une heure environ, on entendit frapper à la porte d’entrée. Quand Lisabeth alla ouvrir, elle se rendit compte, à la façon dont l’homme était habillé, que c’était le banquier. Elle le conduisit directement dans le bureau de M. Pennickx et se posta près de la porte.
Peter Penickx avait rangé sa table de travail et il serra la main du banquier avec un large sourire.
« Bonjour Peter, comment vont les affaires ? » demanda la banquier, M. van Beuningen.
« Pas mal, pas mal du tout. Prenez un siège, mon cher ami, » répondit Pennickx en lui indiquant un fauteuil confortable. « Les actions sont en baisse ces temps-ci et c’est donc un bon moment pour acheter. Elles ne peuvent que monter et ça voudra dire de l’argent plein les poches, » ajouta-t-il.
« Je présume que c’est la raison pour laquelle vous voulez m’emprunter de l’argent ? » dit van Beuningen. « Vous connaissez notre principe : nous ne prêtons qu’aux personnes qui ont assez de bien pour couvrir leur dette. Vous êtes déjà endetté auprès de nous pour plus que vous ne possédez à l’heure actuelle et j’ai hâte de voir si votre position est encore stable. Non que ce soit une perspective désagréable que de cesser de faire affaire avec ceux de nos clients qui ont plus de dettes que de bien. De cette façon nous arrivons à récolter d’énormes quantités d’actions qui, comme vous l’avez dit, ne peuvent que monter. »
En entendant ces mots, Pennickx perdit son sourire forcé.
« Tout dépend de votre bilan financier, » continua le banquier sans sourciller.
« J’y ai travaillé toute la nuit et tout est en ordre, absolument impeccable. Ne soyez pas inquiet. Le voici. »
Pennickx lui tendit une longue liste de chiffres que le banquier se mit aussitôt à examiner.
« Mais vous prendrez peut-être une tasse de café et un cigare ? Dans ce cas, je vous accompagnerai. »
« Oh oui, merci. Cela me faciliterait un peu la tâche, car votre écriture n’est pas facile à lire et il va me falloir beaucoup de temps. »
« Ce n’est pas nécessaire. Tout est bien en ordre, » furent les derniers mots que Lisabeth entendit avant d’aller chercher Joanna.
Celle-ci était prête à rejoindre les messieurs, non pas dans son costume de servante, mais avec des vêtements de châtelaine. Elle entra dans le bureau de Pennickx en disant : « J’espère, messieurs, que je ne vous dérange pas. »
Le banquier, stupéfait, se leva de son fauteuil et lui baisa la main, selon ses bonnes manières habituelles.
« Anne-Christine van den Weezebeecke, » dit-elle, « et vous êtes… ? »
« Henri van Beuningen, » répondit le banquier.
« Eh bien, dans ce cas je peux vous être de quelque utilité, Monsieur van Beuningen. Ces documents que M. Pennickx vient de vous remettre sont frauduleux. Son compte est loin de correspondre à la somme à laquelle il essaie de vous faire croire. Pour être précise, j’ai pris la liberté de vérifier les calculs de M. Pennickx hier soir, à un moment où il était occupé ailleurs . Selon moi, le solde correct me semble être de mille guinées dans le rouge. Voici mes calculs. »
Elle tendit au banquier une liste de chiffres bien nette, montrant un total négatif.
« Vous n’êtes pas en train de tricher, n’est-ce pas Pennickx ? Car, si c’est le cas, je ne peux pas vous aider, » déclara le banquier.
« Je suis certaine qu’il triche, Monsieur van Beuningen, » dit Anne-Christine. « Mais il ne peut pas s’en empêcher. La fraude et la duperie sont des caractéristiques inhérentes à sa personnalité. Néanmoins, je veux vraiment l’aider à retrouver le droit chemin. Si je pouvais lui acheter quelque chose d’une valeur de mille guinées, son solde serait à nouveau positif. »
Elle regarda autour d’elle comme si elle cherchait quelque chose qui lui conviendrait.
« Peu d’objets de valeur ici, j’en ai peur. La plupart sont des copies et des contrefaçons. Mais je donnerai bien quelque chose pour ces tasses là-bas. Pas mille guinées, bien sûr. A moins que…, à moins qu’il ne permette à Lisabeth de m’accompagner au Château de Weezebeecke. Elle aimerait mieux cela que de rester ici. »
« Que pensez-vous de cette généreuse proposition, Peter ? » demanda le banquier en fixant son client des yeux.
« D’accord, » dit ce dernier, d’un ton maussade.
« Voici la somme, » dit Anne-Christine en jetant une petite bourse remplie de pièces sur le bureau. Puis elle s’approcha du buffet et empila les tasses Attila dans son panier.
« Messieurs, je vous souhaite le bonjour ! » dit-elle en sortant avec Lisabeth, laissant derrière elle les deux hommes interloqués .
« Et maintenant, en route pour Weezebeecke ! » s’exclama Anne-Christine lorsqu’elle fut enfin assise dans le carrosse, en compagnie de Gosseling et de Lisabeth. « Ah, les hommes ! On peut les berner encore et encore et recommencer ! » dit-elle, toute contente d’elle.
« Pas tous, » dit Govert Gosseling, en la regardant droit dans les yeux par dessus ses petites lunettes. « Pas tous ! »