Le Service Moscovite 1.6



(traduction Françoise Poyet)



"Je suis en paix avec moi-même," dit Anne-Christine à Gosseling dès son réveil. Depuis un moment, il contemplait le visage de la jeune fille, caressé par les premiers rayons du soleil. "Comme je vous l'ai dit hier, je vais aller trouver l'officier et lui demander de me laisser apporter au Roi les objets découverts dans les fouilles. Si Lisabeth a vraiment fait des bêtises, alors je concocterai quelque chose d'autre, mais je ne reviendrai pas sans le Globe de Cristal. C'est pour lui que j'entreprends cette expédition."
"Vous ne pensez qu'à lui, n'est-ce pas?" demanda Gosseling.
"En effet, je ne peux pas m'en empêcher," dit Anne en riant.
Elle bondit hors du lit et s'approcha du broc et de la cuvette pour faire sa toilette.
"Est-ce que vous avez abusé de moi, la nuit dernière?" demanda-t-elle.
"Peut-être dans mes rêves, mais vous êtes toujours vierge et c'est ce qui m'a fait changer d'avis."
"Oh, vous avez bien trop d'égards pour moi," dit-elle en versant de l'eau dans la cuvette. "Ce n'est pas par conviction que je suis vierge, vous savez. C'est juste que ça ne s'est pas produit, c'est tout, et si le roi de France veut de moi, je serai à lui."
"C'est virtuellement inévitable, étant donné votre façon de vivre. En tout cas c'est un miracle que vous ayez traversé toutes ces péripéties intacte," dit Gosseling.
"Oui, c'est très drôle, c'est sûr," dit Anne-Christine en éclatant de rire . "Mais je l'ai plusieurs fois échappé belle. Le Grand-Duc ne s'est endormi qu'à l'extrême limite. Bien sûr, je lui avais donné une potion qui allait le faire dormir comme une souche, et j'avais pris tout mon temps pour me déshabiller, mais néanmoins ça a été moins une… ."
"Vous êtes belle, Anne," dit Gosseling. "Mais je crois que votre personnalité est encore plus excitante que votre corps. C'est aussi une des raisons qui m'ont incité à rester tranquille la nuit dernière. De plus, vous vous êtes endormie presque tout de suite."
"Maintenant je suis réveillée et vous pouvez faire avec moi tout ce que vous aviez envie de faire hier soir," dit-elle en le regardant par dessus son épaule.
"Il vous faudra longtemps pour deviner mes désirs," dit Gosseling. "Car je ne vais pas vous les dire maintenant et d'ici une heure vous serez en route."
"Mais je vais revenir et je serai en pleine forme," dit Anne-Christine, même si elle n'était pas très sûre de ce qu'elle affirmait.
"Je n'en doute pas," dit Gosseling. "Mais j'espère que vous vous rendez compte que je ne vais pas attendre tout ce temps."
"Je ne suis peut-être pas assez bien pour vous?" demanda Anne-Christine d'un ton boudeur. "Il y a d'autres hommes qui feraient n'importe quoi pour m'avoir dans leur lit."
"Les autres hommes sont ce qu'ils sont," répondit Gosseling. "Vous êtes presque la femme idéale, mais vous avez besoin de mûrir encore un peu, c'est tout."
Cette remarque eut le don d'exaspérer Anne-Christine qui lança l'eau de sa cuvette à la tête du savant qui riait sous cape.
"Crétin! Vous n'êtes qu'un foutu crétin et je vous aurai, ça c'est sûr et certain!"
"Il vous faudra d'abord me trouver et ce sera encore plus difficile que de voler le Service moscovite une seconde fois. Et pourtant vous l'avez fait, n'est-ce pas? Avouez-le!" s'écria Gosseling en se glissant sous les couvertures comme un gamin.
Anne-Christine se mit à le bourrer de coups , en frappant au hasard sur le lit.
"Moi aussi, je vous aurai, espèce de petit professeur minable. Personne ne peut me résister, vous m'entendez? Personne et certainement pas vous, même si vous arrivez à lire mes pensées et même si vous savez tout ce que j'ai fait. Je vous trouverai, où que vous soyez, et alors vous aurez envie de faire avec moi toutes les choses que les autres imbéciles ont envie de faire. Vous m'entendez? Vous m'entendez?"
Elle continua à s'acharner à coups de poings sur les couvertures jusqu'à en être toute essoufflée.
"Oh, et puis je ne fais que perdre un temps précieux avec un horrible petit misérable de votre espèce," dit-elle, avant de s'habiller en silence.
Elle descendit déjeuner et Gosseling la rejoignit peu après. Mais Anne-Christine n'avait pas décoléré et, dès qu'il eut pris place en face d'elle, elle se leva de table.
"Anne, vous serez prudente une fois que vous serez là-bas à la cour?" eut-il juste le temps de demander.
"Alors, vous vous souciez un peu de moi?" répondit-elle, surprise.
"Bien plus qu'un peu," dit-il.
"C'est gentil," dit-elle en l'embrassant sur le front. "Et n'oubliez pas, vous serez quand même ma victime, que vous le vouliez ou non."
"Soyez prudente et ne surestimez pas vos capacités," conclut-il juste avant qu'elle n'eut tourné les talons et quitté l'auberge, sans lui jeter un seul regard. Elle sella son cheval et prit la direction du camp militaire.

Ce qu'elle avait redouté s'était produit. Cette nuit-là les trouvailles historiques avaient été volées. La sentinelle avait vue Lisabeth dans le camp, mais n'en avait rien dit pour ne pas causer de problème à son commandant.
"Maintenant il va falloir que je raconte une histoire embarrassante à sa Majesté," pensa-t-elle, et elle passa le reste de la journée à chevaucher jusqu'au palais du Roi.

"J'ai un message pour le Roi," dit-elle à la sentinelle.
"Quel genre de message? De la part de qui? Et vous, qui êtes vous?" questionna le garde.
"Ce n'est pas un message très agréable. Il s'agit d'une fouille historique à laquelle le Roi s'intéresse," dit-elle sans descendre de cheval.
"Il va vous falloir attendre ici," répondit la sentinelle. Il prit le cheval par la bride et attacha les rênes à un anneau scellé dans le mur. Puis il aida Anne-Christine à mettre pied à terre et la conduisit jusqu'à une salle d'attente remplie de banquettes pour les visiteurs. Puis il se rendit au palais, la laissant en compagnie d'un autre garde.

A son retour, quelques instant plus tard, il dit: "Vous pouvez vous avancer. Au bout de l'allée, vous trouverez un aide de camp du Roi, qui vous attendra."
Elle reprit son cheval et trouva l'aide de camp.
"Vous êtes l'officier qui a accompagné le roi sur le site des fouilles," s'exclama-t-elle.
"Oui Madame, pour vous servir," répondit l'aide de camp en l'aidant à descendre de cheval. "J'ai cru comprendre que vous aviez avec vous les résultats des excavations en cours?"
"Malheureusement non," dit Anne-Christine. "Mais j'aimerais mieux parler de ces événements récents avec sa Majesté le Roi en personne."
"Cela ne va pas être facile, car sa Majesté est très prise par ses occupations en ce moment, mais je vais voir ce que je peux faire pour vous," dit l'aide de camp. "En attendant, vous pouvez rester ici dans l'une des ailes du palais, car vous devez être bien fatiguée après votre longue route."
"C'est fort aimable à vous," dit Anne-Christine. "Peut-être que sa Majesté arrivera à distraire quelques instants pour moi demain."

Une heure plus tard, Anne-Christine était allongée sur un lit à baldaquin dans l'une des nombreuses ailes du palais. On lui avait interdit de quitter sa chambre mais elle était traitée avec beaucoup d'égards. Deux domestiques venaient de lui servir un repas. Elle n'avait pas faim, mais elle avait picoré dans tous les plats avant d'essayer de s'endormir.

Le lendemain matin, elle s'éveilla d'humeur chagrine. Elle se rendait compte qu'elle était moins sûre d'elle que la dernière fois qu'elle avait eu à faire face au même genre de difficultés.
"Gosseling a raison. Je dois être prudente. Mais d'autre part, on n'arrive à ses fins que si on accepte de prendre des risques. Je ne sais plus où j'en suis," conclut-elle. "Si seulement tout pouvait être fini et si je pouvais être à Weezebeecke avec Gosseling, Lisabeth et Ruyters. Ce bon vieux Ruyters, il serait mort d'inquiétude pour moi, s'il savait dans quel pétrin je me suis mise."
Laissant toutes ces pensées tourbillonner dans sa tête, Anne-Christine se retourna de l'autre côté du lit et essaya de penser à ses amis, qui lui semblaient plus loin d'elle que jamais.

Un peu plus tard ce matin-là, un valet frappa à sa porte. Il lui apportait son petit-déjeuner et un message lui disant qu'elle serait reçue par le Roi dans l'heure qui suivait.
En effet, à l'heure dite, un valet fut envoyé la chercher et ensemble ils parcoururent d'interminables corridors avant d'arriver aux appartements royaux. Le valet la laissa seule pour la suite des événements.
Anne-Christine frappa discrètement à la porte et ce fut le Roi lui-même qui lui ouvrit.
"Tiens, tiens, une autre jeune demoiselle," dit-il.
Anne-Christine baisa la main qu'il lui tendit et dit: "J'ai des nouvelles décevantes pour votre Majesté."
"Pas du tout," dit le Roi. "Le fait que vous soyez ici est déjà une nouvelle très agréable."
"Merci, votre Majesté," répondit aussitôt Anne-Christine. "Mais je suis venue vous dire que les objets trouvés au cours des fouilles du camp militaire ont été volés l'autre nuit."
Le Roi n'eut pas l'air outre mesure affecté. "Tous ces vieux débris?" dit-il. "Peu importe. De toute façon j'ai déjà ici la trouvaille la plus importante," dit-il en indiquant le Globe de Cristal, qui trônait, tout scintillant, sur son bureau.
"Lorsque le soleil brille à travers le cristal, c'est comme s'il se produisait un petit prodige," dit-il. "Venez voir cela par vous-même."
Anne-Christine s'avança hardiment, droit vers le bureau. Un rayon de soleil venant de la fenêtre était posé juste sur le Globe qui étincelait et fractionnait sa lumière en un véritable arc-en-ciel multicolore. Elle était absolument fascinée.
Le Roi vint se poster dans son dos et commença tout de go à glisser sa main sous ses vêtements. Anne-Christine le laissa continuer et d'un geste vif retira ses chaussures. Elle se trouva vite totalement dévêtue et conduite vers la pièce voisine où l'attendait un vaste lit à baldaquin. Sans poser de questions, elle s'allongea sur le lit et attendit.
Le Roi eut tôt fait de se déshabiller et après un petit détour par le pied du lit il grimpa jusqu'à Anne-Christine et s'allongea sur elle. Anne-Christine allait l'enlacer de ses bras, sentant qu'il était prêt à prendre son plaisir avec elle, mais à l'instant même, la porte à double battant s'ouvrit brusquement et, une fraction de seconde plus tard, le visage du Roi explosa sous ses yeux.
Elle entendit plusieurs coups de feu et le corps du Roi s'écroula lourdement sur le sien.
Des voix s'écrièrent: "On l'a eu, les gars!" et Anne-Christine, paralysée par la peur, vit une escouade de gens armés envahir la chambre royale. Sentant le sang du Roi ruisseler sur son visage, elle ferma les yeux et les garda fermés, même lorsqu'elle se rendit compte qu'on retirait le corps allongé sur le sien.
"Regarde, sa cervelle est répandue sur la fille," s'exclama l'un des hommes.
"C'est sa cervelle à elle, on les a eus tous les deux," cria un autre.
Tout fut terminé, quelques instants à peine après avoir commencé. Cependant, avant d'oser faire un mouvement, Anne-Christine eut l'impression que des heures s'étaient écoulées. Elle finit par se lever et se diriger vers un miroir. Elle vit pourquoi les émeutiers ne l'avaient pas touchée. Son visage était méconnaissable, tout souillé du sang du Roi, qui séchait en formant des croûtes. Mais, à part cela, elle était indemne.
Anne-Christine n'avait pas envie de se contempler trop longtemps. Elle décida d'ouvrir toutes les portes de la chambre royale, espérant trouver une salle de bains.
Dans la cour, c'était le tumulte. Anne-Christine jeta prudemment un coup d'œil par la fenêtre et vit les émeutiers qui jouaient avec le cadavre du Roi comme avec un ballon.
"Il faut que je trouve une salle de bains le plus vite possible," se dit-elle. "Dans quelques minutes, l'armée va arriver pour réprimer la révolte et il faut que j'aie filé avant."
Elle quitta rapidement la fenêtre et entreprit d'essayer toutes les portes de la chambre royale. Par chance, la première porte s'ouvrit dès qu'elle eut tourné la poignée. A l'intérieur, elle découvrit une pièce carrelée avec une grande baignoire dans laquelle elle entra. Puis elle ouvrit le robinet à fond. L'eau était froide, aussi fit-elle attention à ne pas la faire couler directement sur son corps. Elle la recueillit dans le creux de ses mains et s'en aspergea le visage petit à petit. Elle vit avec horreur la mare d'eau rougie qui se formait autour de ses pieds. Mais elle prit le temps de se laver les cheveux, de façon à ce qu'il ne reste aucune trace du drame qui venait de se dérouler autour d'elle. Avant de sortir de la baignoire, elle se rinça les pieds, puis les essuya soigneusement.
De retour dans la chambre, elle fit un grand cercle pour contourner le lit sans le regarder, puis se contempla longuement dans la glace.
"Me voilà toute propre," conclut-elle.
De l'extérieur montaient encore les clameurs et les hurlements de la foule. En jetant un regard discret, Anne-Christine vit que les émeutiers avaient découvert des barriques de vin et qu'ils buvaient allègrement… .
"S'ils continuent, avant ce soir ils se balanceront au bout d'une corde à la branche d'un grand arbre," pensa Anne-Christine. "Il faut que je parte…, mais pas sans le Globe de Cristal!"
Elle prit ses vêtements et essaya de s'habiller le plus vite possible.
"Tant pis pour les rubans, ils attendront," dit-elle à la fin.
Elle se saisit du Globe et quitta la pièce comme une flèche. Après avoir longtemps erré le long de corridors déserts, elle finit par retrouver sa chambre et toutes ses affaires intactes. Elle mit le Globe dans l'une de ses sacoches de selle et trouva son chemin jusqu'aux écuries où l'attendait son cheval. Mais comme il n'était pas sellé, elle en prit un autre, prêt à être monté, pour gagner du temps. Elle le sangla solidement, l'enfourcha et de quelques coups d'éperons le fit partir au galop. Les étriers n'étaient pas à la bonne longueur pour elle, mais malgré cela elle fonça hardiment jusqu'à la cour du palais où elle passa inaperçue dans la confusion générale.
"Je crois que c'est gagné," se dit-elle en passant devant la guérite déserte de la sentinelle. "Quelle maison de fous!"
Pendant un quart d'heure, elle chevaucha à vive allure. Puis elle laissa son cheval aller plus lentement. A la nuit tombée, elle était de retour à l'auberge. L'aubergiste lui dit que Lisabeth était revenue, puis avait disparu à nouveau peu de temps après, en compagnie de Gosseling. Le savant avait laissé une lettre pour elle, que l'aubergiste lui remit aussitôt.
Epuisée par toutes les émotions qu'elle venait de vivre, elle s'assit dans un fauteuil pour lire la lettre tranquillement. Le contenu était difficile à comprendre. Elle la relut plusieurs fois, mais elle n'arrivait pas à tout saisir. Une chose était clairecependant: Gosseling et Lisabeth étaient amoureux et avaient l'intention de partir ensemble pour la Haute Mongolie.
Cette nouvelle rendit Anne-Christine furieuse, même si les remarques suivantes dans la lettre de Gosseling lui expliquaient le pourquoi de cette décision. Il présumait qu'Anne-Christine aurait repris le Globe de Cristal et qu'elle était déjà en possession du Service moscovite.
Il écrivait: "Le Service est fait pour vous, tout comme le Globe. J'en suis certain, peut-être parce qu'il est fragile et qu'il peut cependant résister au vieillissement. Malgré sa vulnérabilité, il peut traverser les siècles. Les Grandes Puissances de la Terre ont tenté d'utiliser ses possibilités à leurs propres fins, mais elles n'en ont récolté que de la malchance. Avec le Globe de Cristal vous disposez d'une porte ouverte sur l'avenir autant que sur le passé. Je sais cela car j'ai possédé ce Globe dans l'avenir. Ne l'enfermez pas dans un lieu obscur, mais essayez de vous en servir pour capter la lumière, comme l'indiquent les inscriptions sur les petits bols.
Essayez sans vous lasser jusqu'à ce que vous arriviez à un résultat. Faites attention: il y a un avertissement très clair, que vous devez garder en mémoire, à propos de l'excès de ce qui est bon. Trois éléments mis ensemble peuvent conduire à la catastrophe, ainsi le prédit l'avertissement. Je vous souhaite bonne chance et je suis sûr que le Service en Cristal vous donnera des indications claires sur la façon de me retrouver, comme vous en avez annoncé votre intention, ce matin.
Pendant ce temps, Lisabeth et moi allons partir à la recherche du pouvoir des Huns. Cela peut nous être bénéfique à tous les trois. Je préférerais me trouver en votre compagnie, mais je pense qu'elle a besoin de mon aide plus que vous. Elle est peut-être encore plus intrépide que vous. Puisque je ne peux être que dans deux, et pas dans trois endroits à la fois, il vous faudra prendre soin de vous-même pendant quelque temps." Ainsi se terminait la lettre de Gosseling.

Anne-Christine ne chercha pas plus avant à interpréter la lettre. Elle tombait de sommeil et monta se coucher après un léger repas.
Le lendemain matin, elle paya l'aubergiste, après avoir avalé un solide petit-déjeuner et prit la route de Weezebeecke avec mille et une pensées en tête.
Que se passerait-il si elle essayait de capter la lumière du soleil avec le Service en Cristal et avec le Globe? Allait-elle découvrir pourquoi ces objets étaient parvenus entre ses mains? Comment Gosseling pouvait-il être sûr que ces cristaux lui apporteraient des informations, une fois exposés aux rayons du soleil? Est-ce parce qu'il avait possédé ces objets dans l'avenir qu'il savait tout cela? Comment pouvait-il parler de l'avenir comme s'il s'agissait du passé?

Anne-Christine retrouva son château quelques jours plus tard. C'était la fin de l'après-midi et elle espérait que le soleil serait encore assez haut pour ce qu'elle comptait faire. Sans se changer, elle se précipita vers le grenier pour y chercher son Service moscovite.
Elle l'emporta au bureau, ouvrit les fenêtres et poussa une petite table dans l'embrasure de l'une d'elles. C'est alors qu'elle remarqua ce qu'elle avait vu sur le bureau du Roi. Chaque pièce du Service, qu'elle plaçait dans la lumière du soleil de l'après-midi, arrivait à diviser les rayons du soleil en un faisceau multicolore d'une grande intensité.
Anne-Christine était médusée par les variations des couleurs à chaque mouvement, même presque imperceptible, de sa tête. Une fois que le Service complet eut été placé sur la table, ce fut un vrai feu d'artifice de couleurs, et quand elle eut disposé les verres en cercle autour de la carafe, l'effet fut encore plus fascinant. Les couleurs éblouissantes commencèrent même à lui faire mal aux yeux. Plus elle perfectionnait le cercle, plus il devenait évident que le Service possédait des propriétés très spéciales. Au bout d'un moment l'éclat des couleurs devint si puissant qu'Anne-Christine eut l'impression d'être transportée au milieu du cercle et que la pièce autour d'elle avait cessé d'exister.
"Et maintenant le Globe," pensa-t-elle. "Où faut-il le placer?"
Elle le tint au dessus du Service en Cristal, hésitant encore à le poser, mais la place qui lui convenait était évidente. Comme guidée par un pouvoir étrange et mystérieux, sa main se dirigea vers la carafe.
Elle posa le Globe sur le goulot et eut l'impression que non seulement la pièce changeait, mais qu'elle-même était comme transportée dans une autre époque. Eblouie par les images colorées qui ne cessaient de se succéder, elle commença à voir des choses dont elle savait qu'elles n'existaient pas, ou du moins qu'elles ne pouvaient pas exister dans la pièce où elle était consciente de se trouver encore.
"Voici la colline d'Attila," dit-elle au moment où elle fut submergée par une grande vague verte.
"Et là, c'est moi!" s'exclama-t-elle lorsqu'une immense mèche de cheveux blonds dorés l'effleura de son éclat. En se concentrant encore plus, elle se rendit compte de la complexité de la situation. Elle se vit debout, aux côtés d'un chef de guerre de petite stature, qui donnait des ordres. Elle le voyait sans l'entendre. Tout autour d'elle, la bataille faisait rage, mais Attila —elle présumait que c'était lui le chef de guerre— ne semblait pas très conscient de ce qui se passait. Il adressa un sourire complice à Anne-Christine tout en buvant du vin dans un des verres du Service moscovite.
La bataille semblait se dérouler favorablement et Anne-Christine sourit elle aussi. Parfois un messager venait apporter des nouvelles. Attila restait de bonne humeur au milieu des allées et venues des soldats.
Puis elle vit un jeune Prince captif que l'on amenait à Attila. Il avait les mains liées. Il était encore partiellement armé et portait une sacoche sur l'épaule. Ses vêtements montraient que ce n'était pas un Romain, car Anne-Christine savait les reconnaître.
"Ce doit être un Prince Wisigoth," pensa-t-elle. "Attila s'est battu contre une armée de coalition."
Sur l'ordre du chef de guerre, la sacoche du jeune Prince fut retournée et vidée. Anne sentit un frisson la parcourir de la tête aux pieds lorsque le Globe de Cristal s'en échappa. C'était exactement le Globe qui lui transmettait à l'instant même les images folles dans lesquelles elle se trouvait entraînée. Elle vit qu'Attila était fasciné par cette prise de guerre, même si c'est à Anne-Christine, qui était debout à ses côtés, qu'il la remit. Elle vit aussi qu'elle le remerciait pour son geste.
Puis la situation changea de façon spectaculaire. Les rangées de soldats qui défendaient la colline où se trouvait le poste de commandement semblèrent s'effondrer sous l'assaut furieux des Wisigoths. Un certain nombre de flèches et de lances vinrent même atterrir à quelques pas d'elle.
Le Prince captif était tout fier de son stratagème. Tout le monde connaissait le côté superstitieux d'Attila et devant l'intrusion de cette étrange succession d'événements, le grand chef de guerre était maintenant en train de perdre son sang-froid. Il se mit à gesticuler en tous sens, à hurler des ordres contradictoires, puis il fut frappé par une lance et s'effondra.
Il se releva, mais il semblait maintenant comprendre qu'il allait perdre cette bataille, malgré ses débuts prometteurs. Il chercha des yeux ses possessions les plus précieuses, y compris le Service moscovite. Puis il se fraya un chemin vers un lieu sûr, au beau milieu des combattants, entraînant dans son sillage quelques loyaux compagnons et laissant derrière lui une Anne-Christine aux abois.
Le Globe de Cristal lui échappa des mains et dévala la pente pour se retrouver foulé aux pieds et enfoui dans le sol par les combattants. C'est là qu'il allait rester enterré jusqu'au jour où, quatorze siècles plus tard, Anne-Christine allait l'exhumer.
Avec la petite dague qu'elle portait à son côté, elle trancha les liens qui maintenaient le Prince captif. La bataille tirait à sa fin. Maintenant que son chef avait pris la fuite, l'armée des Huns toute entière avait battu en retraite. Romains et Wisigoths organisèrent une marche triomphale à laquelle Anne-Christine et le Prince participèrent.

Anne-Christine était complètement déboussolée. Les images semblaient se succéder à un rythme infernal. Elle n'avait pas le temps de les assimiler. Parfois elle fermait les yeux, ce qui lui permettait de franchir d'un coup des heures ou des années.
Après la bataille des Champs Catalauniques, les images lui montrèrent une longue série de châteaux, de mariages et de naissances. Parfois elle se voyait en train de marcher, une fois sous les traits d'une petite fille et une autre fois sous ceux d'une jeune fille plus âgée. De temps en temps elle avait l'impression de reconnaître d'autres personnes dans le tourbillon des scènes qui s'offraient à son regard.
Lorsqu'elle vit ses parents, elle se dit que la série d'images allait s'immobiliser, mais ce ne fut pas le cas. Elle se vit enfant, à l'école ou jouant dans les bois autour du château de Weezebeecke. Lorsqu'arrivèrent les premières images de Pennickx, elle mit ses deux mains devant ses yeux.
"Oh non, pas une nouvelle fois!" s'entendit-elle crier à voix haute et elle n'osa recommencer à regarder qu'après une longue pause. Elle comprit qu'elle avait fait un bond dans l'avenir. Il n'y avait plus ni chevaux, ni carrosses et tout était plus grand que ce qu'elle avait jamais vu de sa vie. Elle était complètement perdue au milieu de bâtiments, de foules de gens, de bateaux.
Puis elle se revit, cette fois en compagnie de Gosseling. "C'est comme ça que je le rencontrerai à nouveau!" se dit-elle en un éclair, mais maintenant elle en avait assez vu. Elle retira le Globe du sommet de la carafe.
En se laissant tomber épuisée dans un fauteuil, elle ne put que s'écrier: "Incroyable!" La pièce était encore pleine de fragments de scènes qui se succédaient, mais désormais sans grande cohérence. Elle tendit le bras pour prendre la carafe et la plaça sur le sol, dans l'ombre de la table.
"Incroyable!" dit-elle à nouveau.
Elle ne se rendit pas compte des minutes qu'elle passa assise dans son fauteuil, car elle avait perdu toute notion du temps. Elle finit par rassembler assez de forces pour mettre le Globe de Cristal en lieu sûr. Lorsqu'elle revint dans la pièce, celle-ci avait retrouvé son aspect de toujours. Anne-Christine se laissa retomber dans son fauteuil pendant quelques instants, jusqu'à ce que, n'y tenant plus, elle se relève d'un bond.
"Je vais voir si Ruyters est chez lui," décida-t-elle.
Le soleil était à peine un peu plus bas lorsqu'Anne-Christine quitta le château et prit le chemin de la maison du régisseur. Ruyters sortait de chez lui, un arrosoir à la main, pour arroser les légumes de son petit potager.
"Quelle surprise de vous voir de retour!" s'écria-t-il. "J'espère de tout cœur que tout s'est passé comme vous le souhaitiez."
"Tout à fait," répondit-elle. "Mais je suis venue vous demander si vous vouliez bien faire une petite promenade avec moi. Le coucher de soleil est tellement magnifique aujourd'hui."
"Bien volontiers," dit le vieux régisseur en posant son arrosoir. "C'est un grand honneur pour moi."
Il lui offrit son bras et ils commencèrent par suivre l'un des nombreux sentiers sablonneux où Anne-Christine venait jouer quand elle était petite.
"Vous êtes bien sûre que rien n'est allé de travers pendant votre voyage?" demanda Ruyters avec de l'inquiétude dans la voix.
"Non, rien, mais je ne peux pas tout vous dire, parce que les choses sont bien trop compliquées," répondit-elle.
"Doux Jésus, je suis trop vieux! Si même vous n'arrivez pas à les comprendre, c'est inutile que j'essaie," soupira Ruyters. "Ce que j'espère surtout, c'est que vous êtes heureuse."
Elle ne répondit pas tout de suite.
"Peut-être que je crois l'être," dit-elle enfin.